Vision / illumination
Il n'y a jamais eu de Paradis perdu, il n'y a que des aveugles qui circulent au milieu de ses jardins.
Proverbe Esséniens
On ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux.
Antoine de Saint-Exupéry
Lecture possible d'après le PDF original. Le texte original reproduit ci-dessous est néanmoins enrichi d'élément bibliographique provenant d'autres sources.
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Il semble que les phénomènes liés à la vision soient toujours apparus à l'être humain comme recelant une valeur symbolique d'une extrême importance.
Au point que l'on peut affirmer que la vision est comme le centre et l'axe de la connaissance symbolique.
Tous les savoirs qui procèdent de cette connaissance privilégient l'image de l'œil.
Cependant, ce symbole de l'œil est censé introduire à ce que, en aucun cas, l'œil physique ne saurait voir : l'invisible.
Une façon de dépasser ce paradoxe du visible et de l'invisible est l'approche métaphysique de la vision, telle qu'on la rencontre par exemple chez Platon ou Plotin, qui insistent sur l'attitude humaine d'étonnement comme regard « autre » sur le monde, comme décentration par rapport au regard et à la conscience ordinaire.
Cette approche différente du visible permettrait une séparation cathartique entre vision corporelle, opaque, intentionnelle, et vision spirituelle, diaphane, vide.
« Celui que l'on aura guidé jusqu'ici sur le chemin de l'amour, après avoir contemplé les belles choses dans une gradation régulière, arrivant au terme suprême, aura la soudaine vision d'une beauté de nature merveilleuse » (Banquet, 210).
Il s'agit, selon Platon, de voir « le beau avec l'organe par lequel il est visible ». Cet organe n'est autre que l'œil lui-même mais ouvert à une vision supraconsciente, ce que l'islam nomme l'« œil d'outre-monde ».
Il ne faut pas se laisser abuser par de telles expressions.
Ce n'est pas la vision d'un autre monde qui est suggérée, mais une autre vision du monde, c'est-à-dire un changement d'attitude ou, mieux, d'attention, quant au visible lui-même. C'est cette nécessaire conversion du regard qu'a soulignée Carl Gustav Jung [1]. Article lié : Michaël et les Michaélites
Selon lui, il est « nécessaire d'apprendre à l'homme l'art de voir, car il est évident que beaucoup trop d'êtres sont incapables d'établir un quelconque rapport entre les figures sacrées, d'une part, et les contenus de leur propre psyché, d'autre part ; ils ne peuvent voir à quel point les images correspondantes sommeillent dans leur propre inconscient.
Afin de faciliter cette vision intérieure, nous devons d'abord dégager le chemin de cette faculté de voir » (Psychologie et alchimie). Il ne s'agit pas de se détourner du sensible et du visible, mais de voir au contraire combien nous en sommes éloignés.
Le suprasensible platonicien, et donc le monde « invisible », est le vrai monde sensible : y être sensible exige l'éveil d'une qualité d'attention, d'une présence aux choses et aux êtres, d'une vision débarrassée du mental.
C'est bien là ce que souligne Zhuangzi lorsqu'il pose : « La discussion témoigne d'une vision confuse. »
De fait, l'attitude traditionnelle de la connaissance symbolique consiste en une seule règle : ne pas parler, voir.
Une vision ne s'explique pas plus qu'une plaisanterie, c'est une expérience unique, et dans sa manifestation même une expérience personnelle.
D'où cette insistance des « voies » de connaissance symbolique sur la vision. Dans le taoïsme, kuan signifie « temple » mais tout autant « regarder ».
En Grèce, théoria renvoie à « temple » et à « voir ». En fait, c'est là une constante symbolique universelle.
Source du texte ci-dessous : Rudolf Steiner, Le Moi
Accéder à cette vision, c'est déployer ce que Henry Corbin, commentant la littérature visionnaire, a appelé mundus imaginalis (monde imaginal).
Cette ouverture du regard signifie « la métamorphose qui exhausse notre vision et la situe sur un plan à partir duquel tout ce qui s'offrait à la conscience commune comme chose ou événement purement physique nous apparaît désormais dans sa conjonction essentielle avec l'activité psychospirituelle qui en conditionne la perceptibilité même » (H. Corbin, Corps spirituel et terre céleste).
Cette ouverture déploie une « terre de vision » où les choses ne sont plus extérieures, mais toujours déjà apparaissantes pour l'imagination, c'est-à-dire symboles.
Les témoignages d'une telle réalité visionnaire sont abondants. Après Louis Massignon, Henry Corbin s'est livré à une véritable archéologie herméneutique de récits visionnaires (surtout dans le monde islamique par les œuvres de Sohrawardi, d'Avicenne et d'Ibn al-‘Arabī, mais aussi à travers des récits gnostiques tels que les Actes de Thomas, la Pistis Sophia, le Corpus hermeticum).
Carl Gustav Jung, à partir de ses travaux de psychologie des profondeurs, a proposé de nombreuses analyses de récits de visions (les visions de Zozime de Panopolis, celles de sainte Hildegarde de Bingen, d'Isaïe, de saint Jean, de Dante, également des visions qui se trouvent en plusieurs traités d'alchimie, etc.).
Mircea Eliade s'est penché surtout sur les aspects les plus archaïques des phénomènes de vision, à travers l'étude du chamanisme. Ananda Kentish Coomaraswamy a comparé les visions contenues dans les grands traités métaphysiques indiens et les grands récits visionnaires de l'islam et du monde judéo-chrétien.
Par ailleurs, des travaux sur le chan ou le zen, tels que ceux de Daisetsu Teitarō Suzuki, nous permettent de mieux saisir le double sens de la « vision » pour le bouddhisme lorsque cet auteur affirme : « Il est impossible de connaître sans voir ; toute connaissance tire son origine de la vision. »
La connaissance symbolique est inséparable de ce que le bouddhisme nomme la « vision juste », et les mystiques musulmans ou chrétiens, l'« œil du cœur ».
Elle a pour finalité l'expérience que Plotin fait tenir en une formule concise : « Faire un avec ce que nous voyons » (Ennéades, V, VIII, 11).
Source du texte suivant : Jean-Claude Maleval, La forclusion du nom du Père, collection champ freudien, Ed. Seuil.
Source du texte suivant : Rudolf Steiner, Vie intérieure, mort et immortalité, Ed. Triades
« Subitement tout s'ouvrit devant moi en un moment, et je vis une vision sans limites, tout devenu lumière sereine et joyeuse et, l'ayant vue, je m'épris d'elle » (Corpus hermeticum, Pimandre, I).
Comme l'annonçait Le Banquet de Platon, la dialectique de l'amour est fondamentalement une érotique du regard et de l'adoration fusionnelle, c'est-à-dire une métaphysique de la lumière.