La tendance fondamentale de la science
Publié par Pascal Patry dans Anthroposophie · Mercredi 24 Jul 2024
Tags: La, tendance, fondamentale, de, la, science
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La tendance fondamentale de la scienceDeux âmes, hélas ! habitent en mon sein,Et chacune se veut de l’autre séparer ;L’une s’adonne au monde et par tous ses organes,D’un amour vigoureux l’étreint et s’y accroche.L’autre de la poussière s’élève puissamment,De ses nobles aïeux rejoignant les prairies.Faut I (v, 1112-1117)Par ces mots, Goethe exprime un trait de caractère profondément ancré dans la nature humaine.Ce n’est pas un être dont l’organisation soit homogène que l’être humain. Il demande toujours plus que ce que le monde lui donne de son plein gré.La nature nous a donné des besoins ; il en est parmi ceux-ci dont elle abandonne la satisfaction à notre activité propre.Riches sont les dons qui nous sont dévolus, mais plus riche encore notre désir. Nous semblons nés pour l’insatisfaction. Ce qui nous pousse à la cognition n’est qu’un cas particulier de cette insatisfaction.Nous regardons un arbre à deux reprises.Nous voyons ses branches la première fois au repos, la deuxième fois en mouvement.Nous ne nous satisfaisons pas de cette observation.Pourquoi cet arbre se présente-t-il à nous une fois au repos, une autre fois en mouvement ?C’est la question que nous posons. Chaque regard que nous portons sur la nature engendre en nous un grand nombre de questions. Avec chaque phénomène que nous rencontrons, un problème nous est donné à résoudre.Chaque expérience devient pour nous une énigme. Nous voyons sortir de l’œuf d’un animal un être semblable à sa mère ; nous posons la question de la raison de cette ressemblance.Nous observons sur un être vivant croissance et développement jusqu’à un certain point de perfection ; nous cherchons quelles sont les conditions de cette expérience que nous faisons. Nulle part nous ne nous satisfaisons de ce que la nature déploie devant nos sens.Nous cherchons partout ce que nous appelons l’explication des faits. Le fait que ce que nous cherchons dans les choses aille largement au-delà de ce qui nous est immédiatement donné en elles sépare en deux parties notre être total ; nous prenons conscience de notre opposition au monde.Nous nous posons face au monde en être autonome. L’univers nous apparaît dans les deux pôles opposés que sont le moi et le monde.Nous érigeons ce mur entre nous et le monde dès que la conscience allume en nous sa lumière. Mais jamais nous ne perdons le sentiment que nous faisons tout de même partie du monde, qu’un lien existe qui nous relie à lui, que nous ne sommes pas un être à l’extérieur, mais à l’intérieur de l’univers. Ce sentiment engendre l’aspiration à surmonter cette opposition.Et tout au fond des choses, toute l’aspiration spirituelle de l’humanité consiste à vouloir surmonter cette opposition. L’histoire de la vie spirituelle est une perpétuelle quête de l’unité entre nous et le monde. La religion, l’art et la science poursuivent tous trois ce même but.Celui qu’anime une croyance religieuse cherche dans la révélation que Dieu lui donne en partage la solution des énigmes du monde que lui pose son moi, qui ne se satisfait pas du simple monde des apparences. L’artiste cherche à imprimer dans la matière les idées de son moi pour réconcilier avec le monde extérieur ce qui vit en son être intérieur.Lui non plus ne se sent pas satisfait du simple monde des apparences et cherche à lui imprimer ce plus que, dépassant ce monde, son moi recèle. Le penseur cherche les lois des phénomènes, il cherche à pénétrer par la pensée ce dont il fait l’expérience par l’observation.C’est seulement lorsque nous avons fait du contenu du monde notre contenu de pensée que nous retrouvons l’ensemble dont nous nous sommes nous-mêmes détachés.Nous verrons plus tard que ce but ne peut être atteint que si la tâche du chercheur scientifique est conçue de façon à vrai dire beaucoup plus profonde que ce n’est fréquemment le cas. Toute la situation que j’ai exposée ici nous apparaît dans un phénomène qui est partie intégrante de l’histoire universelle : l’opposition entre la conception unitaire du monde ou monisme et la théorie des deux mondes ou dualisme.Le dualisme dirige exclusivement son regard sur la séparation entre le moi et le monde accomplie par la conscience de l’être humain.Tout son effort est une lutte impuissante pour réconcilier ces contraires qu’il appelle tantôt esprit et matière, tantôt sujet et objet, tantôt penser et phénomène. Il a le sentiment qu’il y a certainement un pont entre ces deux mondes, mais il n’est pas en mesure de le trouver.En s’éprouvant comme un « moi », l’être humain ne peut faire autrement que de penser ce moi du côté de l’esprit ; et dans la mesure où il oppose à ce moi le monde, il doit compter comme faisant partie de celui-ci le monde de la perception donné aux sens, le monde matériel.Par là, l’être humain lui-même se place à l’intérieur de l’opposition entre l’esprit et la matière. Il est d’autant plus obligé de le faire que dans le monde matériel il rencontre son propre corps.Le « moi » est ainsi partie intégrante du spirituel ; les choses et les processus matériels qui sont perçus par les sens sont partie intégrante du « monde ». Toutes les énigmes qui se rapportent à l’esprit et à la matière, l’être humain doit les retrouver dans l’énigme fondamentale de son être propre.Le monisme dirige son regard uniquement sur l’unité et cherche à nier ou à gommer les oppositions qui existent pourtant. Aucune de ces deux visions ne peut être satisfaisante, car elles ne rendent pas justice aux faits.Le dualisme considère l’esprit (le moi) et la matière (le monde) comme deux entités radicalement différentes et ne peut pour cette raison pas comprendre comment elles peuvent agir l’une sur l’autre.Comment l’esprit saurait-il ce qui se passe dans la matière si la nature spécifique de celle-ci lui est totalement étrangère ? Ou comment, dans ces conditions, agirait-il sur elle de sorte que ses intentions se transforment en actes ?Les hypothèses les plus pénétrantes et les plus absurdes ont été échafaudées pour résoudre ces deux problèmes. Mais le monisme n’est pas non plus jusqu’à présent en bien meilleure position.Il a cherché à se tirer d’affaire de trois façons : ou bien il nie l’esprit et devient matérialisme ; ou bien il nie la matière pour chercher le salut dans le spiritualisme ; ou encore il affirme que, déjà dans l’être le plus simple qui existe dans le monde, la matière et l’esprit sont indissolublement liés, en raison de quoi on n’a vraiment pas besoin de s’étonner qu’apparaissent en l’être humain ces deux formes d’existence, puisqu’elles ne sont nulle part séparées.Le matérialisme est hors d’état de ne jamais donner du monde une explication satisfaisante. Car toute tentative d’explication doit commencer par le fait que l’on se forme à propos des phénomènes du monde des pensées.C’est pourquoi le matérialisme commence par la pensée de la matière ou des processus matériels. Ainsi, il a déjà devant lui deux domaines de faits différents : le monde matériel et les pensées sur ce monde. Il cherche à comprendre ces dernières en les concevant comme un processus purement matériel.Il croit que le penser se produit dans le cerveau un peu à la manière dont la digestion se produit dans les organes de la vie animale.De même qu’il attribue à la matière des effets mécaniques et organiques, de même il lui prête aussi la faculté de penser dans de certaines conditions. Il oublie qu’il a seulement transporté le problème à un autre endroit.Au lieu de se l’attribuer à lui-même, il attribue la faculté du penser à la matière. Et il est revenu par là à son point de départ.Comment la matière en vient-elle à réfléchir à son essence propre ? Pourquoi n’est-elle pas tout simplement satisfaite d’elle-même et ne prend-elle son existence telle qu’elle est ? Le matérialiste a détourné son regard du sujet précis, de notre moi propre et il en est venu à une construction imprécise, nébuleuse.Et c’est là qu’il rencontre la même énigme. La vision matérialiste n’est pas en mesure de résoudre le problème, mais seulement de le déplacer.Qu’en est-il de la vision spiritualiste ?Le pur spiritualiste nie la matière dans son existence autonome et ne la conçoit que comme le produit de l’esprit.S’il applique cette vision du monde à décrypter l’énigme de sa propre entité humaine, il est mis en difficulté. Face au moi qui peut être placé aux côtés de l’esprit se dresse sans intermédiaire le monde sensible. Un accès par l’esprit à ce monde ne semble pas s’ouvrir, il doit être perçu et vécu par le moi à travers des processus matériels.Ces processus matériels, le « moi » ne les trouve pas en soi s’il n’admet son existence que sous la forme d’une entité spirituelle. Le monde sensible n’est jamais présent au sein de ce qu’il élabore comme contenu spirituel.Le « moi » semble contraint de reconnaître que le monde lui resterait fermé s’il ne se mettait pas en rapport avec lui d’une façon non spirituelle.De la même manière, nous devons, lorsque nous passons à l’action, transformer nos intentions en réalité à l’aide des substances et des forces matérielles. Nous sommes donc tributaires du monde extérieur.Le spiritualiste le plus extrême ou, si l’on veut, le penseur qui se présente par son idéalisme absolu comme un spiritualiste extrême est Johann Gottlieb Fichte. Il tenta de faire procéder du moi tout l’édifice du monde.Ce qu’il a ainsi réellement réussi à créer est une grandiose image du monde faite de pensées, sans aucun contenu d’expérience. Le matérialiste est tout aussi peu en mesure de décréter que l’esprit n’existe pas que le spiritualiste d’agir de même pour le monde matériel extérieur.Par le fait que l’être humain, lorsqu’il dirige la cognition sur le « moi », perçoit tout d’abord l’agir de ce « moi » dans la mise en forme conceptuelle du monde des idées, la vision du monde d’orientation spiritualiste peut se sentir tentée, lorsqu’elle regarde l’entité propre de celui qui la porte, de ne reconnaître de l’esprit que ce monde des idées.Le spiritualisme devient de cette façon un idéalisme unilatéral.Il n’en vient pas à chercher en passant par le monde des idées un monde spirituel ; il voit dans le monde des idées lui-même le monde spirituel. Il est de ce fait poussé à devoir rester avec sa vision du monde, comme ensorcelé, à l’intérieur de l’activité du « moi » lui-même.Une variété singulière de l’idéalisme est la vision de Friedrich Albert Lange telle qu’il l’a défendue dans son Histoire du matérialisme qui est très lue. Il admet que le matérialisme a tout à fait raison lorsqu’il déclare que tous les phénomènes du monde, y compris le penser, sont le produit de processus purement matériels ; seulement, la matière et ses processus sont selon lui à leur tour un produit de notre penser.« Les sens nous donnent des effets des choses, pas des images fidèles, encore moins les choses elles-mêmes. Mais les sens eux-mêmes, ainsi que le cerveau et les vibrations moléculaires pensées en lui, font aussi partie de ces simples effets ».Cela signifie que notre penser est produit par les processus matériels et ceux-ci par le penser du « moi ». La philosophie de Lange n’est de ce fait rien d’autre que l’histoire, transposée en concepts, du vaillant baron de Crac qui se tient lui-même librement suspendu en l’air par les cheveux.La troisième forme du monisme est celle qui voit les deux entités, matière et esprit, déjà réunies dans l’être le plus simple (atome). Mais on n’est là encore parvenu à rien d’autre sinon à ce que la question qui naît en réalité dans notre âme soit transportée dans un autre champ d’observation.Comment cet être simple en vient-il à s’exprimer de façon double s’il est une unité indivisible ?Face à tous ces points de vue, il faut faire valoir le fait que l’opposition radicale et primordiale nous apparaît tout d’abord dans notre propre conscience.C’est nous-mêmes qui nous séparons du sol nourricier de la nature et qui en tant que « moi » nous posons face au « monde ». Goethe exprime cela de façon classique dans son essai La nature, même si sa manière peut tout d’abord passer pour absolument non scientifique : « Nous vivons en son sein (de la nature) et lui sommes étrangers. Sans cesse elle nous parle et ne nous livre point son secret. »Mais Goethe connaît aussi l’autre face :« Les hommes sont tous en elle et elle en eux tous. »Autant il est vrai que nous sommes devenus étrangers à la nature, autant il est vrai que nous ressentons que nous sommes en elle et lui appartenons.Ce ne peut être que son propre agir qui vit aussi en nous.Nous devons retrouver le chemin qui nous ramène à elle. Une réflexion simple peut nous indiquer ce chemin.Nous nous sommes certes arrachés à la nature ; mais nous devons tout de même en avoir emporté quelque chose dans notre être propre. Nous devons aller à la recherche de cet être de nature en nous, alors nous retrouverons aussi ce qui relie les deux.C’est ce que le dualisme néglige de faire. Il tient l’intériorité humaine pour un être d’esprit entièrement étranger à la nature et tente de rattacher celui-ci à la nature.Rien d étonnant à ce qu’il ne puisse trouver le lien. Nous ne pouvons trouver la nature en dehors de nous que si nous la connaissons d’abord en nous. Ce qui lui est semblable dans notre propre intériorité sera pour nous le guide. Ainsi, notre voie nous est toute tracée.Nous n’allons pas nous livrer à des spéculations sur l’interaction entre la nature et l’esprit. Mais nous voulons descendre dans les profondeurs de notre être propre pour y trouver les éléments que nous avons emportés et sauvés lorsque nous nous sommes enfuis hors de la nature.L’investigation de notre être doit nous apporter la solution de l’énigme. Nous devons en arriver à un point où nous puissions nous dire : ici, nous ne sommes plus seulement « moi » ; ici, il y a quelque chose qui est plus que « moi ».Je m’attends à ce que plus d'une personne qui a lu ce texte jusqu’ici trouve mes développements non conformes « à l’état actuel de la science ».À ceci je peux seulement répondre que je n’ai voulu jusqu’à présent avoir affaire à aucune sorte de résultat scientifique, mais à la simple description de ce dont chacun fait l’expérience dans sa propre conscience. Que quelques phrases se soient alors glissées où il est question de tentatives de réconciliation de la conscience avec le monde a pour but de clarifier les faits réels.C’est pourquoi je n’ai pas attaché d’importance au fait d’employer les divers termes « moi », « esprit », « monde », « nature », etc. sous la forme précise où cela se fait habituellement en psychologie et en philosophie.La conscience courante ne connaît pas les différences tranchées de la science et il s’est seulement agi jusqu’ici de saisir ce qu’est l’état de fait habituel. Ce n’est pas la façon dont la science a jusqu’à présent interprété la conscience qui m’importe, mais comment celle-ci se vit elle-même au fil des heures.___Source : La philosophie de la liberté.
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