Le penser au service de l’appréhension du Monde

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Le penser au service de l’appréhension du Monde

Pascal Patry praticien en psychothérapie, thérapeute et astropsychologue à Strasbourg 67000
Publié par Pascal Patry dans Anthroposophie · Mercredi 24 Jul 2024
Tags: Lepenserauservicedel’appréhensionduMonde
Le penser au service de l’appréhension du Monde

Quand j’observe comment une boule de billard qui est heurtée par la canne reporte son mouvement sur une autre boule de billard, je reste totalement sans influence sur le cours du processus observé là.

La direction du mouvement de la deuxième boule et sa vitesse est déterminée par la direction et la vitesse de la première. Aussi longtemps que je me contente de me comporter en observateur, je ne peux dire quelque chose sur le mouvement de la deuxième boule que lorsque celui-ci s’est produit, la chose est autre lorsque je commence à réfléchir sur le contenu de mon observation.

Ma réflexion a pour but de former des concepts de ce processus. Je mets le concept de boule élastique en relation avec certains autres concepts de la mécanique et prends en considération les circonstances particulières qui sont en jeu dans le cas dont il s’agit. Je cherche donc à ajouter à l’événe­ment qui se déroule sans que j'y fasse rien un deuxième processus qui a lieu dans la sphère conceptuelle.

Ce dernier dépend de moi. Ceci se manifeste dans le fait que je peux me contenter de l’observation et renoncer à toute recherche de concepts lorsque je n’en ressens pas le besoin. Mais quand ce besoin est présent, je ne trouve le repos que lorsque j’ai établi entre les concepts : boule, élasticité, mouvement, choc, vitesse, etc. une certaine relation avec laquelle l’événement observé est dans un rapport précis.

Autant il est sûr que l’événement se déroule indépendam­ment de moi, autant il est sûr que le processus conceptuel ne peut se dérouler sans que j’y fasse rien. Dans quelle mesure cette activité qui est la mienne est réellement l’expression de mon être autonome, ou les physiologistes modernes ont-ils raison de dire que nous ne pouvons pas penser comme nous voulons, mais que nous devons penser comme le déterminent les pensées et les associations de pensées qui sont présentes à l’instant dans notre conscience - ceci sera l’objet d’un débat ulté­rieur.

Nous nous contenterons provisoirement de consta­ter le fait que nous nous sentons constamment obligés de chercher pour les objets et les événements qui nous sont donnés sans que nous y fassions rien des concepts et des associations de concepts qui sont avec ceux-là dans un certain rapport.

Nous laisserons pour l’instant ouverte la question de savoir si cet agir est en vérité notre agir ou si nous l’accomplissons conformément à une nécessité immuable. Il est hors de doute qu'il nous apparaît tout d'abord comme nôtre. Nous savons sans la moindre ambi­guïté qu’avec les objets ne nous sont pas donnés en même temps les concepts de ceux-ci.

Que je sois moi-même celui qui agit repose peut-être sur une apparence ; c’est en tout cas ainsi que la chose se présente à l’observation immé­diate. La question qui se pose est alors celle-ci : que gagnons-nous par le fait que nous trouvons à un événe­ment un pendant conceptuel ?

Il y a une très profonde différence entre la façon dont les parties d’un événement se situent pour moi les unes par rapport aux autres avant et après la découverte des concepts correspondants. La simple observation peut suivre dans leur cours les parties d’un événement donné ; le lien qu’elles ont ensemble reste cependant obscur avant le recours à l’aide que constituent les concepts.

Je vois la première boule de billard se déplacer vers la seconde dans une certaine direction et avec une certaine vitesse ; je dois attendre de voir ce qui se produit une fois que le choc a eu lieu et ne peux alors derechef que le suivre des yeux. Supposons qu’au moment du choc quelqu’un me cache le champ dans lequel se déroule l’événement, je n’ai - en ma qualité de simple observateur - aucune connaissance de ce qui se produit ensuite.

Il en va autrement lorsque j’ai trou­vé pour la constellation des divers éléments les concepts correspondants avant qu’on m’ait caché ce champ d’obser­vation. Dans ce cas, je peux indiquer ce qui se passe même lorsque cesse la possibilité de l’observation.

Un événe­ment ou un objet qui n’est qu’observé ne fournit aucun renseignement sur ce qui le relie à d’autres événements ou objets. Ces liens ne deviennent visibles que lorsque l'ob­servation s’unit au penser. L’observation et le penser sont les deux points de départ de toute aspiration de l’homme à l’esprit, dans la mesure où il est conscient de cette aspiration.

Les activités du bon sens commun et les recherches scientifiques les plus complexes reposent sur ces deux piliers qui constituent le fondement de notre esprit. Les philosophes sont partis de diverses oppositions fondamentales : idée et réalité, sujet et objet, phénomène et chose en soi, moi et non-moi, idée et vo­lonté, concept et matière, force et substance, conscient et inconscient.

On peut cependant montrer facilement que l’opposition de l’observation et du penser, étant la plus impor­tante pour l’être humain, précède nécessairement toutes ces oppositions. Quel que soit le principe que nous posions, nous de­vons faire la preuve de ce que nous l’avons observé quel­que part ou l’exprimer sous la forme d’une pensée claire qui puisse ensuite être pensée après nous par toute autre personne.

Tout philosophe qui commence à parler de ses principes fondamentaux doit se servir de la forme concep­tuelle et, de ce fait, du penser. Il reconnaît par là indirecte­ment que pour le mettre en oeuvre il présuppose déjà le penser. Que le penser ou que toute autre chose soit l’élé­ment principal de l’évolution du monde, nous nous abstiendrons pour l’instant d'en décider ici.

Mais que le philosophe ne puisse acquérir de savoir là-dessus sans le penser est clair d’emblée. Il se peut que le penser ne joue qu’un rôle accessoire dans la genèse des phénomènes du monde, mais dans la genèse d’un point de vue à ce sujet il lui revient sans aucun doute un rôle principal.

En ce qui concerne maintenant l'observation, que nous en ayons besoin résulte de notre organisation.

Notre penser à propos d’un cheval et l’objet cheval sont deux choses qui apparaissent pour nous séparément.

Et cet objet ne nous est accessible que par l’observation.

Autant il est peu possible de nous former un concept du cheval en nous contentant de le fixer des yeux, autant nous sommes peu en mesure de produire par le seul penser un objet correspondant. Dans le temps, l’observation précède même le penser.

Car nous ne découvrons même le penser que par l’obser­vation seule. C’était pour l’essentiel la description d’une observation lorsqu’au début de ce chapitre nous avons exposé comment le penser vient s’enflammer à un événe­ment et va au-delà de ce qui est donné sans qu’il y fasse rien.

De tout ce qui entre dans le cercle de nos expé­riences, nous ne prenons conscience que par l’observation. Le contenu des sensations, des perceptions, des vues concrètes, les sentiments, les actes volontaires, les créa­tions du rêve et de l’imagination, les représentations, les concepts et les idées, toutes les illusions et les hallucina­tions nous sont donnés par l’observation. Toutefois le penser, quand on le considère comme un objet de perception, se distingue néanmoins essentielle­ment de toutes les autres choses.

L’observation d’une table, d’un arbre se produit en moi dès que ces objets sur­gissent à l’horizon de mes expériences. Mais le penser au sujet de ces objets, je ne l’observe pas en même temps. J’observe la table, j’exerce le penser à propos de la table, mais je ne l’observe pas simultanément. Je dois me placer à un point de vue extérieur à ma propre activité si, outre la table, je veux observer également mon penser à propos de la table.

Tandis qu’observer les objets et les événements et penser à leur sujet sont des états tout à fait habituels qui remplissent le déroulement continu de ma vie, l’observa­tion du penser est une sorte d’état d’exception.

Il faut considérer ce fait à sa juste mesure lorsqu’il s’agit de déter­miner le rapport du penser à tous les autres contenus de l’observation. Il faut être clair sur le fait que lors de l’obser­vation du penser, on applique à celui-ci un traitement qui constitue l’état normal pour l’observation de tout le reste du contenu du monde, mais qui, dans le cours de cet état normal, ne se produit pas pour le penser lui-même.

Quelqu'un pourrait faire l’objection que la même chose dont je fais la remarque au sujet du penser est également valable pour le ressentir et l’ensemble des autres activités de l'esprit. Lorsque nous avons par exemple le sentiment du plaisir, celui-ci s’enflamme bien aussi à un objet et j’observe certes cet objet, mais non le sentiment du plaisir. Cette objection repose cependant sur une erreur.

Le plaisir n’a absolument pas le même rapport à son objet que le concept que forme le penser. Je suis conscient de la ma­nière la plus certaine que le concept d’une chose est formé par mon activité, tandis que le plaisir est suscité en moi par un objet de façon semblable à la transformation que produit par exemple une pierre dans un objet sur lequel elle tombe.

Pour l’observation, le plaisir est un élément du donné exactement au même titre que l’événement qui le provoque. Il n’en est pas de même du concept. Je peux poser cette question : pourquoi un certain événement produit-il en moi le sentiment du plaisir ?

Mais je ne peux absolument pas poser cette question : pourquoi un événe­ment produit-il en moi une certaine somme de concepts ? Cela n’aurait tout simplement aucun sens.

Dans l’activité de réflexion sur un événement, il ne s’agit pas du tout d’une action sur moi. Je ne peux absolument rien appren­dre sur moi-même par le fait que je connais les concepts correspondant à la transformation observée que produit dans la vitre d’une fenêtre une pierre lancée sur celle-ci.

Mais j’apprends bel et bien quelque chose sur ma person­nalité, lorsque je connais le sentiment qu’un événement particulier éveille en moi. Lorsque face à un objet observé je dis : ceci est une rose, je ne dis strictement rien sur moi-même ; mais quand je dis de la même chose qu’elle me procure un sentiment de plaisir, j’ai caractérisé non seulement la rose, mais aussi moi-même dans ma relation à la rose. Il ne peut donc être question de mettre le penser et le ressentir au même rang par rapport à l’observation.

On pourrait aussi facilement tirer les mêmes conclusions au sujet des autres activités de l’esprit humain. Par rapport à l’esprit, elles ont elles aussi leur place parmi d’autres objets et événements observés.

C’est qu’il fait partie de la nature du penser qu’il soit une activité dirigée seulement sur l’objet observé et non sur la personne qui pense. Ceci s’exprime déjà dans la façon dont nous exprimons nos pensées d’une chose, par opposition à nos sentiments et nos actes volontaires.

Lorsque je vois un objet et que je reconnais en celui-ci une table, je ne dirai pas en général : je pense à propos d’une table, mais : ceci est une table.

En revanche, je dirai : je me réjouis de cette table. Dans le premier cas, il ne m’importe en effet absolument pas d’exprimer que j’entre en relation avec la table ; mais dans le deuxième cas, il s’agit précisément de cette relation. En disant : je pense à propos d’une table, j’entre déjà dans l’état d’exception caractérisé plus haut, où est transformé en objet de l’observation quelque chose qui est toujours contenu - mais pas en tant qu’objet observé - dans notre activité spirituelle. Telle est la nature spécifique du penser : le penseur oublie le penser au moment où il l’exerce. Ce n’est pas le penser qui l’occupe, mais l’objet du penser qu’il observe.

La première observation que nous fassions à propos du penser est donc qu’il est l’élément inobservé de la vie habituelle de notre esprit. La raison pour laquelle nous n’observons pas le penser dans la vie habituelle de notre esprit n’est rien d’autre que le fait que ce penser repose sur notre propre activité. Ce que je ne produis pas moi-même apparaît dans mon champ d’observation en tant qu’élément objectif.

Je me vois face à lui, qui est pour moi une réalité produite indépendamment de moi ; elle vient à ma rencontre ; je dois l’admettre en tant que présupposé de mon processus de penser. Pendant que je réfléchis sur l’objet, c’est de lui que je m’occupe, mon regard est tourné vers lui.

Cette façon d’être occupé est précisément la considération pensante. Ce n’est pas vers mon activité, mais vers l’objet de cette activité qu’est tournée mon attention. En d’autres termes : tandis que je pense, je ne regarde pas mon penser que je produis moi-même, mais l’objet du penser, que je ne produis pas.

Bien plus, je suis dans le même cas lorsque je suscite l’état d’exception et réfléchis sur mon penser même.

Je ne peux jamais observer mon penser actuel ; mais je peux seulement transformer après coup en objet du penser les expériences que j’ai faites à propos de mon processus de pensée. Il me faudrait me scinder en deux personnalités - l’une qui pense et l’autre qui se regarde soi-même en train de penser - si je voulais observer mon penser actuel. Cela, je ne le peux pas. Je ne peux accomplir cela qu’en deux actes distincts.

Le penser qui est censé être observé n’est jamais celui qui est en l’occurrence en activité, mais un autre. Que je fasse dans ce but mes observations à propos de mon propre penser précédent, ou que je suive le processus de penser d’une autre personne, ou enfin que je présuppose un processus de pensée fictif, comme dans le cas précédent avec le mouvement des boules de billard - peu importe. Deux choses sont incompatibles : produire activement et se mettre face aux choses en les contemplant.

C’est ce que sait déjà la Genèse. Pendant les six premiers jours cosmiques, elle montre Dieu produisant le monde, et c’est seulement lorsqu’il est là qu'existe la possibilité de le contempler : "Dieu vit tout ce qu'il avait fait ; et voici, cela était très bon". (Genèse I, 31).

Pour notre penser aussi, il en va de même. Il faut d'abord qu’il soit là si nous voulons l’observer. La raison qui nous rend impossible d’observer le penser à chaque fois au moment même où il se déroule est la même que celle qui nous le fait connaître plus immédiate­ment et plus intimement que tout autre processus du monde.

C’est précisément parce que nous le produisons nous-mêmes que nous connaissons ce que son cours a de caractéristique, la façon dont se déroule le processus qui entre ici en ligne de compte.

Ce qui ne peut être trouvé que de façon médiate dans les autres sphères d’observa­tion - les liens de correspondance objective et la relation entre les divers objets - dans le penser, nous le connais­sons de façon tout à fait immédiate.

Pourquoi le tonnerre suit-il l’éclair pour mon observation, je ne le sais pas d’em­blée ; pourquoi mon penser relie-t-il le concept de tonnerre à celui d’éclair, je le sais immédiatement par les contenus des deux concepts. Il n’importe naturellement pas de savoir si j’ai les concepts exacts de tonnerre et d éclair.

Le lien de ceux que j’ai entre eux est clair pour moi - par eux-mêmes, tout simplement. Cette clarté transparente en ce qui concerne le pro­cessus de penser est tout à fait indépendante de notre connaissance des bases physiologiques du penser. Je parle ici du penser dans la mesure où il résulte de l’observation de notre activité spirituelle.

Comment un processus maté­riel de mon cerveau en déclenche ou influence un autre pendant que j’accomplis une opération de pensée n’entre pas ici en ligne de compte. Ce que j'observe sur le penser n’est pas quel processus unit dans mon cerveau le concept d éclair à celui de tonnerre, mais ce qui m’incite à mettre ces deux concepts dans une relation déterminée.

Il résulte de mon observation qu’il n’existe pour mes associations de pensées rien d’autre en fonction de quoi je m’oriente que le contenu de mes pensées ; ce n’est pas d’après les processus matériels dans mon cerveau que je m’oriente. Pour une époque moins matérialiste que la nôtre, cette remarque serait naturellement totalement superflue.

Mais dans le temps présent où il y a des gens qui croient que lorsque nous saurons ce qu’est la matière, nous saurons aussi comment la matière pense, il faut tout de même dire que l’on peut parler du penser sans entrer aussitôt en conflit avec la physiologie du cerveau. De nos jours, il devient difficile pour bien des gens de saisir le concept du penser dans sa pureté.

Celui qui oppose aussitôt à la repré­sentation du penser que j’ai développé ici la phrase de Cabanis « Le cerveau sécrète des pensées comme le foie sécrète de la bile, la glande salivaire de la salive, etc. » ne sait tout simple­ment pas de quoi je parle. Il tente de trouver le penser par un simple processus d'observation de la même façon que nous procédons pour d’autres objets du contenu du monde.

Mais il ne peut pas le trouver par cette voie car, comme je l’ai prouvé, c’est là précisément qu’il se dérobe à l’observation normale. À qui ne peut pas surmonter le matérialisme il manque la faculté de provoquer en soi l’état d’exception précédemment décrit, qui amène à sa conscience ce qui reste inconscient dans toute autre acti­vité de son esprit. Avec celui qui n’a pas la bonne volonté de se placer à ce point de vue on peut tout aussi peu parler du penser qu’avec un aveugle de la couleur.

Mais qu’il veuille surtout ne pas croire que nous prenons des processus physiologiques pour du penser. Il n’explique pas le penser, parce qu’il ne le voit absolument pas. Mais pour tout homme qui a la faculté d’observer le penser - et tout homme normalement constitué l’a, lors­qu’il est de bonne volonté - cette observation est la plus importante qu’il puisse faire.

Car il observe quelque chose dont il est lui-même le producteur ; il ne se voit pas face à un objet qui lui est tout d’abord étranger, mais face à sa propre activité. Il sait quelle est la genèse de ce qu’il observe. Il voit en toute clarté les rapports et les relations.

Un point fixe est conquis à partir duquel on peut, avec un espoir fondé, chercher l’explication de tous les autres phénomènes de l’univers. Le sentiment d’avoir trouvé un point fixe de ce genre incita le fondateur de la philosophie moderne, René Descartes, à fonder la totalité du savoir humain sur cette proposition « je pense, donc je suis ».

Toutes les autres choses, tout autre événement est là sans moi : vérité ou fantasmagorie ou rêve, je ne le sais pas. Il n’y a qu’une chose que je sache avec une certitude absolue : mon penser.

Peut-être bien que son existence a une autre origine encore, peut-être bien qu’il est issu de Dieu ou d’ailleurs ; qu’il soit là au sens où je le produis moi-même, de cela je suis certain. Descartes n’avait tout d’abord pas de justification à prêter un autre sens à sa proposition.

Il pouvait seulement affirmer qu’au sein du contenu de l'univers, je me saisis dans mon penser en tant qu’il est mon activité la plus personnelle. On a beaucoup débattu de ce que peut bien signifier la formule qui lui est accolée : donc je suis. Or elle ne peut avoir un sens qu’à une seule condition. Ce que je peux dire de plus simple d’une chose, c’est qu’elle est, qu’elle existe.

Comment cette chose peut être ensuite déterminée avec plus de précision, cela ne peut être dit aussitôt, dans l’instant, pour aucune chose qui entre dans l’horizon de mes expériences.

Il faudra d’abord examiner chaque objet dans son rapport à d’autres pour pouvoir déterminer dans quel sens on peut en parler comme d’un objet qui existe. Un événement vécu peut être une somme de perceptions, mais aussi un rêve, une hallucination, etc. Bref, je ne peux pas dire en quel sens il existe.

Cela, je ne pourrai pas le déduire de l’événement lui-même, mais je le saurai d’expérience lorsque je le considérerai dans son rapport à d’autres choses. Mais là aussi je ne peux rien savoir de plus que le rapport dans lequel il est avec les autres choses. Ma recherche n’arrive sur un terrain solide que lorsque je trouve un objet où je puisse puiser en lui-même le sens de son existence.

Mais c’est ce que je suis moi-même en tant qu’être qui pense, car c’est moi qui donne à mon existence le contenu précis, reposant en lui-même, de l’activité pensante. Je peux alors partir de là et poser cette question : les autres choses existent-elles au même sens ou dans un autre sens ?

Lorsqu’on fait du penser l’objet de l’observation, on ajoute au reste du contenu du monde que l’on a observé quelque chose qui échappe d’ordinaire à l’attention ; mais on ne modifie pas la façon dont l’être humain se comporte par ailleurs à l’égard des autres choses.

On accroît le nombre des objets de l'observation, mais on n’a pas une nouvelle méthode pour observer. Pendant que nous observons les autres choses, il se mêle au déroulement des événements du monde - au nombre desquels je compte l’activité d’observation - un processus dont on néglige l’existence.

Il y a quelque chose de différent de tout autre événement qui n’est alors pas pris en considération. Mais quand je regarde mon penser, il n’y a pas là présent un élément de cette sorte que l’on ne prend pas en considéra­tion. Car ce qui reste maintenant à l’arrière-plan n’est lui-même derechef que le penser. L’objet observé est qualitativement le même que l’activité qui se dirige sur lui.

Et c’est de nouveau une particularité caractéristique du penser. Lorsque nous en faisons un objet de l’observation, nous ne nous voyons pas contraints de le faire à l’aide d’un élément qualitativement différent, mais nous pou­vons rester dans le même élément. Lorsque je fais entrer dans le tissu de mon penser un objet qui m’est donné sans que j’aie rien fait pour cela, je vais au-delà de mon observation et il s’agira de ceci : qu’est-ce qui m’en donne le droit ? Pourquoi est-ce que je ne laisse pas tout simplement l’objet agir sur moi ? De quelle manière est-il possible que mon penser ait un lien avec cet objet ?

Ce sont des questions que doit se poser tout homme qui réfléchit sur ses propres processus de pensée. Elles tombent lorsqu'on réfléchit sur le penser lui-même. Nous n’ajoutons au penser rien qui lui soit étranger, n’avons donc pas à nous justifier non plus d’une adjonction de cette sorte. Schelling dit : Connaître la nature signifie créer la na­ture. Celui qui prend à la lettre ces paroles du hardi phi­losophe de la nature devra assurément à jamais renoncer à une quelconque connaissance de la nature.

Car la nature est déjà là, et pour la créer une deuxième fois, il faut connaître les principes selon lesquels elle a pris naissance. Pour la nature que l’on aurait seulement en vue de créer, il faudrait lire sur celle qui existe déjà les conditions de son existence. Mais cette lecture, qui devrait précéder l’activité créatrice, serait la cognition de la nature, et même si, après cette lecture, l’activité de création n’avait absolument pas lieu. Sans la connaître avant, on ne pourrait créer qu’une nature qui n’existe pas encore.

Ce qui est impossible pour la nature : créer avant de connaître, nous le réalisons pour le penser. Si nous vou­lions attendre pour penser de connaître le penser, nous n’y arriverions jamais. Il nous faut hardiment nous mettre à penser pour parvenir après coup à connaître le penser au moyen de l’observation de ce que nous avons fait par nous-mêmes. Commençons par fournir nous-mêmes un objet à l’observation du penser.

Pour les autres objets, il a été pourvu à leur existence sans que nous y fassions rien. À ma phrase « nous devons penser avant de pouvoir prendre le penser pour objet de notre observation » quel­qu’un pourrait facilement opposer cette autre qu’il jugerait tout aussi justifiée : « nous ne pouvons pas non plus attendre pour digérer d’avoir observé le processus de la digestion ».

Ce serait une objection semblable à celle que Pascal fit à Descartes en affirmant qu'on pouvait aussi dire : « je me promène, donc je suis ». Bien sûr, il me faut aussi digérer hardiment avant d’avoir étudié le processus physiologique de la digestion. Mais cela ne pourrait être comparé à l'observation du penser que si je voulais non pas prendre après coup la digestion pour objet de notre observation pensante, mais la manger et la digérer. C’est qu’il n’est pas non plus sans raison que le digérer ne puisse certes pas être l’objet du digérer, mais que le penser puisse tout à fait être l’objet du penser.

Ceci est donc hors de doute : dans le penser nous tenons le devenir de l’univers par un bout, où il faut que nous soyons présents si nous voulons que quelque chose se passe. Et c’est bien justement tout ce qui importe. C’est justement la raison pour laquelle les choses, en face de moi, me sont si énigmatiques : je participe si peu à leur genèse.

Je les trouve tout simplement là devant moi ; mais avec le penser, je sais comment il se fait. C’est pourquoi il n’y a pas pour l’observation de tout le déroulement des événements du monde de point de départ qui remonte plus près de l’origine que le penser. Je voudrais encore mentionner une erreur très ré­pandue qui règne à propos du penser.

Elle consiste à dire : le penser, tel qu’il est en lui-même, ne nous est jamais donné. Le penser qui relie les observations de nos expériences et les pénètre d’un réseau de concepts ne serait pas du tout le même que celui qu’après coup nous décortiquons de nouveau des objets de l’observation et dont nous faisons l’objet de notre observation.

Ce qu’in­consciemment nous faisons entrer dans la trame des choses serait quelque chose de tout autre que ce que nous en dégageons ensuite de nouveau de manière consciente. Celui qui raisonne ainsi ne comprend pas qu’il ne lui est absolument pas possible d’échapper de cette façon au pen­ser.

Je ne peux absolument pas sortir du penser si je veux observer le penser. Quand on distingue le penser pré-conscient du penser qui est ensuite conscient, on ne devrait néanmoins pas oublier que cette distinction est une distinc­tion tout à fait extérieure qui n’a absolument rien à faire avec la chose elle-même. Je ne fais absolument pas d’une chose une autre chose par le fait que je l'observe par la pen­sée.

Je peux penser qu’un être doué d’organes des sens tout à fait différents et d’une intelligence fonctionnant de façon différente ait d’un cheval une tout autre représentation que moi, mais je ne peux pas penser que mon propre penser devienne autre par le fait que je l’observe. J’observe moi-même ce que j’accomplis moi-même. Il n’est pas ques­tion ici de la façon dont mon penser se présente à une intelligence autre que la mienne, mais il est question de la façon dont il se présente à moi.

Mais en tout cas l’image de mon penser dans une autre intelligence ne peut pas être plus vraie que ma propre image. C’est seulement si je n’étais pas moi-même l'être pensant, mais que le penser se présentait à mot sous la forme de l’activité d’un être qui me soit tout à fait étranger, que je pourrais dire que mon image du penser apparaît certes d’une façon précise ; mais comment serait en soi le penser de cet être, cela, je ne pourrais pas le savoir.

Or, pour l’instant, il n’y a pas pour moi le moindre motif de regarder mon propre penser d’un autre point de vue. J’observe en effet tout le reste du monde à l’aide du penser. Pourquoi devrais-je faire une exception à cela dans le cas de mon penser ? Je considère comme suffisamment justifié par ce qui précède de partir du penser dans ma façon de considérer le monde.

Lorsqu’Archimède eut inventé le levier, il crut pouvoir à l’aide de celui-ci faire sortir de ses gonds le cosmos tout entier, pourvu qu’il trouve seulement un point où il puisse prendre appui pour son instrument. Il avait besoin de quelque chose qui soit porté par soi-même, non par autre chose. Dans le penser nous avons un principe qui existe par soi-même. Tentons à partir de là de comprendre le monde.

Le penser, nous pouvons l’appréhender par lui-même. La question est seulement de savoir si par ce même penser nous pouvons saisir encore quelque chose d’autre. J’ai parlé jusqu’ici du penser sans prendre en considéra­tion son porteur, la conscience de l’être humain. La plu­part des philosophes de l’époque présente vont me faire cette objection : avant qu’il y ait un penser, il faut qu’il y ait une conscience.

C’est pourquoi il faut, disent-il, partir de la conscience et non du penser. Il n’y a pas de pen­ser sans conscience.

À cela je dois répliquer : quand je veux élucider quel rapport existe entre le penser et la conscience, il me faut y réfléchir. Je présuppose de ce fait le penser. Certes, on peut alors répondre à cela : quand le philosophe veut comprendre la conscience, il se sert alors du penser ; il le présuppose dans cette mesure ; mais dans le cours habituel de la vie, le penser naît au sein de la conscience et présuppose donc celle-ci. Si cette réponse était donnée au créateur de l’univers qui s’apprête à créer le penser, elle serait sans nul doute justifiée.

On ne peut naturellement pas faire naître le penser sans avoir produit auparavant la conscience. Pour le philosophe cependant, il ne s’agit pas de la création du monde, mais de sa compré­hension.

Aussi a-t-il pour tâche de chercher des points de départ à partir desquels on puisse non pas créer, mais comprendre le monde. Je trouve tout à fait curieux que l’on reproche au philosophe de se souder avant tout de la justesse de ses principes, et non tout de suite des objets qu’il veut comprendre.

Il était nécessaire avant tout au créateur de l’univers de savoir comment il pouvait trouver un organe qui porte le penser ; le philosophe, quant à lui, doit chercher un fondement sûr à partir duquel il puisse comprendre ce qui est déjà là. À quoi cela nous sert-il de prendre pour point de départ la conscience et de la soumettre à la considération pensante si nous ne savons rien au préalable de la possibilité de recevoir des éclaircis­sements sur les choses par la considération pensante ?

Il nous faut tout d’abord considérer le penser de façon tout à fait neutre, sans rapport à un sujet pensant ou à un objet pensé. Car sujet et objet sont déjà des concepts qui sont formés par le penser. On ne peut le nier : avant qu'une autre chose puisse être comprise, il faut que le penser le soit.

Celui qui nie cela ne voit pas qu’il est en tant qu’être humain non pas un maillon initial de la création, mais son maillon final. Pour cette raison, on ne peut, en vue d’expliquer le monde par des concepts, partir des éléments du réel existant qui sont premiers dans le temps, mais de ce qui nous est donné comme l’élément le plus proche, le plus intime. Nous ne pouvons pas nous replacer d’un bond au début de l’univers pour y faire commencer notre activité de contemplation, mais nous devons partir de l’instant pré­sent et voir si nous pouvons remonter de ce qui est posté­rieur à ce qui est antérieur.

Tant que la géologie a parlé de révolutions inventées pour expliquer l’état actuel de la Terre, nous avons tâtonné dans l’obscurité. C’est seule­ment lorsqu’elle eut commencé à examiner quels pro­cessus se déroulent encore actuellement sur terre et qu’elle remonta à partir de ceux-ci jusqu'au passé qu’elle atteignit un sol sûr.

Tant que la philosophie adoptera tous les prin­cipes possibles tels que l’atome, le mouvement, la matière, la volonté, l'inconscient, elle n’aura aucun appui solide. C’est seulement quand le philosophe considérera comme son élément premier celui qui est absolument le dernier qu’il pourra parvenir au but.

Mais cet élément absolument dernier auquel en est arrivée l’évolution de l'univers, c'est le penser. Il y a des gens qui disent : que notre penser soit en lui-même juste ou non, nous ne pouvons malgré tout l’établir avec certitude.

En ce sens, le point de départ reste donc en tout cas douteux. C’est parler là aussi raisonnable­ment que lorsqu’on met en doute qu’un arbre soit en lui*même juste. Le penser est un fait ; et parler de l’exacti­tude ou de la fausseté d’un fait est dépourvu de sens. Je peux tout au plus avoir des doutes sur le point de savoir si le penser est utilisé de façon correcte, de même que je peux mettre en doute que tel arbre fournisse du bois convenable pour un instrument répondant à tel but.

Montrer dans quelle mesure la façon dont on applique le penser au monde est juste ou fausse sera précisément la tâche de ce livre. Je peux comprendre que quelqu’un doute que l’on puisse par le penser parvenir en quelque façon à un jugement fondé sur le monde ; mais il m’est incompréhensible que quelqu’un puisse mettre en doute la justesse du penser en soi.

Additif à la nouvelle édition (1918).

Dans les développements précédents on attire l’atten­tion sur la différence importante entre le penser et toutes les autres activités de l’âme : cette différence est un fait qui apparaît à toute observation véritablement non prévenue. Celui qui ne recherche pas cette observation non prévenue sera tenté d’émettre contre ces développements des objec­tions comme celle-ci : lorsque je pense à propos d’une rose, ce n’est aussi qu’un rapport de mon « moi » à la rose qui est exprimé là, de la même manière que lorsque je ressens la beauté de la rose.

Il y a - dit-on - entre le « moi » et l’objet, dans le cas du penser, un rapport tout à fait comparable à celui qui existe par exemple dans le cas du ressentir ou du percevoir. Celui qui fait cette objection ne prend pas en considération que c’est seulement dans la mise en action du penser que le « moi » se sait ne faire qu'un, jusque dans les moindres ramifications de l’activité, avec l’élément actif.

Dans aucune autre activité de l’âme ceci n’est le cas sans restriction. Lorsque par exemple un plaisir est ressenti, une observation poussée peut très bien distinguer dans quelle mesure le « moi » se sent ne faire qu’un avec un élément actif et dans quelle mesure un élément passif est présent en lui, si bien que le plaisir ne fait pour le « moi » qu'apparaître.

Et il en est de même aussi pour les autres activités de l’âme. Il faudrait seule­ment ne pas confondre « avoir des images de pensées » et élaborer des pensées par le penser. Des images de pensées peuvent apparaître en l’âme sous forme de rêves, comme de vagues inspirations.

Ce n’est pas un penser. Certes, quel­qu’un pourrait dire alors : si c’est ainsi que l’on entend le penser, le vouloir est inclus dans le penser et on n’a alors pas seulement affaire au penser, mais aussi au vouloir du penser.

Mais ceci ne ferait que justifier que l’on dise : le véritable penser doit toujours être voulu.

Seulement, ceci n’a rien à faire avec la façon de caractériser le penser qui est pratiquée dans ces développements.

Même si l’essence du penser rend peut-être nécessaire que celui-ci soit voulu, il importe que rien ne soit voulu qui, au moment où cela s’accomplit, n’apparaisse au « moi » sans restriction comme sa propre activité qu’il peut intégralement perce­voir.

On peut même dire qu'en raison de cette qualité essen­tielle du penser qui vient d’être mise ici en évidence, celui-ci apparaît à l’observateur comme totalement pénétré de volonté. Celui qui s’efforce vraiment de voir en toute clarté tout ce qui entre en considération pour porter un jugement sur le penser ne pourra faire autrement que de remarquer que cette activité de l'âme possède effective­ment la particularité dont il est question ici.

Il a été objecté à l'auteur de ce livre par une personna­lité qu’il place très haut en tant que penseur que l’on ne peut pas parler du penser de la façon dont cela a été fait ici, parce que ce que l’on croit observer sous la forme d’un penser actif n'est qu’une apparence. En réalité, on n'observe - selon cette personnalité - que les résultats d'une activité non consciente qui constitue le fondement du penser.

C'est seulement parce que cette activité non consciente n’est précisément pas observée que naîtrait l'illusion que le penser observé existe par lui-même, de la même façon que l’on croit voir un mouvement lors d'une succession rapide de projections de lumière par des étin­celles électriques.

Cette objection repose elle aussi sur une vision imprécise de la situation. Celui qui fait cette objec­tion ne prend pas en considération que c’est le moi lui-même qui se trouvant à l’intérieur, dans le penser, observe son activité. Il faudrait que le « moi » se trouve à l’extérieur du penser pour qu'il puisse ainsi être trompé comme lors de la succession rapide de projections de lu­mière par des étincelles électriques.

On pourrait bien plutôt dire : celui qui fait ce genre de comparaison se trompe fortement, à la façon de celui qui voudrait absolu­ment, à propos d'une lumière en mouvement, affirmer qu'elle est allumée de nouveau par une main inconnue à chaque endroit où elle apparaît. - Non, celui qui veut voir dans le penser autre chose que ce qui est produit dans le « moi » lui-même comme activité totalement transparente doit d’abord se rendre aveugle à l'état de faits simple, accessible à l'observation, pour pouvoir attribuer comme fondement au penser une activité hypothétique.

Celui qui ne veut pas se rendre aveugle de cette manière doit reconnaître que tout ce qu’il « ajoute par le penser » au penser l'entraîne en dehors de l’essence du penser. L’observation non prévenue montre que rien ne peut être considéré comme faisant partie du penser qui ne puisse être trouvé dans le penser lui-même. On ne peut pas parvenir à quelque chose qui produise le penser lorsqu’on quitte le domaine du penser.

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Source : La philosophie de la Liberté








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Pascal Patry
Praticien en psychothérapie
Astropsychologue
Psychanalyste

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