La destinée, le Karma et le Moi

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La destinée, le Karma et le Moi

Pascal Patry praticien en psychothérapie, thérapeute et astropsychologue à Strasbourg 67000
Publié par Pascal Patry dans Anthroposophie · Mardi 23 Jul 2024
Tags: LadestinéeleKarmaetleMoi
La destinée, le Karma et le Moi - I

Émile Rinck
Articles extraits de la revue « Triades »

Les « pourquoi » de la conscience.

L’humanité moderne se débat dans une multitude de problèmes, tous plus graves les uns que les autres :

problèmes économiques, politiques, culturels ;
souci de l’avenir, souci de la nourriture des générations futures ;
souci de la santé de la population mondiale croissante menacée par les innombrables « ersatz » et substances synthétiques, par la radioactivité ;
souci de la paix du monde, peur des conflits qui équivaudront au suicide collectif et qu’un rien peut déclencher ;
souci de l’avenir de la terre, du rythme des saisons dont l’équilibre météorologique et biologique si subtil semble être profondément déréglé par la folie des hommes.

C’est un fait tragique, mais bien caractéristique de notre époque tourmentée, que chacun de ces problèmes (et tous réunis) agit directement et d’une façon très sensible sur notre vie individuelle.

La structure de la société moderne est d’une complexité telle que tout point névralgique est immédiate­ment ressenti par tous les membres.

Et les points névralgiques sont légion !

Sous l’effet de la pression trop grande de ces soucis, l’individu se sent comme écrasé et anéanti. Il lui semble que ces problèmes humains aient pris des dimensions telles que tout effort personnel en vue de leur résolution soit voué à l’échec, donc vain.

Et devant l’immensité de la tâche, une grande partie des hommes s’enfouissent délibérément dans une médiocrité croissante, une vie sans idéal, animés du seul souci de manger à leur faim et de jouir des facilités offertes par le progrès technique.

L’homme moderne veut fuir la responsabilité dont la situation menace de le charger, il veut oublier à tout prix dans la frénésie du travail et de l’agitation journalière, ainsi que dans les innombrables distractions qui lui sont offertes, l’aspect affreux de sa condition humaine. Il veut s’oublier lui-même, oublier cette conscience de soi dont il pourrait Être si fier, et qui à la fois est la seule base solide de son existence et lui rend la vie impossible.

L’homme moderne est anxieux car malgré tous ses efforts, il ne peut pas toujours couvrir le vide de son âme, cet abîme d’où monte sans cesse la question fondamentale de toute existence humaine : celle de sa destinée, le pourquoi et le comment de tout ce qui lui arrive, la question du sens de la vie.

Dans chaque individu, les grands problèmes de l’humanité qui sont ressentis avec plus ou moins de lucidité deviennent problèmes de la destinée individuelle.

Pourquoi la vie est-elle si difficile ?
Pourquoi les hommes ne peuvent-ils s’entendre ?
Pourquoi ne nous laisse-t-on pas vivre en paix ?
Pourquoi y a-t-il des riches et des pauvres, des bien portants et des malades ?
Pourquoi suis-je né à cette époque ?
Pourquoi ai-je si peu de chance dans ta vie ?
Pourquoi cet homme me poursuit-il de sa haine alors que je ne lui ai rien fait ?
Pourquoi ai-je fait telle rencontre ?
Pourquoi suis-je si peu doué ?
Pourquoi ai-je telle infirmité ?
Pourquoi ?
Quel est le sens de tout cela ? Mais y a-t-il un sens à l’existence ?

Certes, les problèmes ainsi formulés semblent être aussi vieux que le monde, et les documents historiques montrent bien que de tout temps les hommes étaient mécontents de leur sort et cherchaient à comprendre l’injustice du monde.

Néan­moins, on peut affirmer que l’attitude de l’homme moderne à l’égard de « la vie », de sa destinée, est foncièrement différente de celle d’autrefois ; car cette attitude est dictée par l’éveil de la conscience du moi, phénomène fondamental de l’évolution de l’humanité moderne.

Le temps des révoltés

Nous avons souvent insisté, à « Triades », sur le changement profond survenu dans ta structure psychique de l’humanité occidentale à l’aube des temps modernes, au XVe siècle.

L’homme se détache peu à peu de son union avec les forces agissantes de la Nature, de sa communion profonde avec les divinités qui régissent sa destinée.

De cosmique et universelle qu’elle était dans les temps anciens, sa conscience se concentre en lui-même et devient humaine et égocentri­que. Ce changement radical de l’attitude intérieure de l’être humain se reflète dans tous les domaines : artistique, scientifique, religieux et social, et bouleverse la face du monde civilisé.

Le machinisme, issu de la nouvelle façon de voir le monde, conquiert d’abord l’Occident, puis force la porte de l’Orient, imposant aux vieilles civilisations spirituelles de s’aligner ou de périr. Devant cette menace et sous la pression des moyens techniques et de la pensée scientifique, l’avènement de la conscience du moi se fait avec une rapidité foudroyante.

L’Orient s’éveille, le monde entier entre en révolution, les races de couleur se soulèvent et réclament la conduite de leurs affaires, la libre disposition de leur sort.

C’est que la conscience du moi ainsi développée ne peut plus admettre de maître en dehors de ce moi lui-même.

Tout ce que l’homme pense, ressent, veut, trouve son centre en lui-même, en ce moi fort, égoïste, qui en raison de sa nature même ne s’intéresse qu’à lui ; il a constamment besoin de se fortifier, de s’enrichir et il juge de son seul point de vue le monde entier.

Il est tout naturel que ce moi que l’homme ressent puissamment en lui, seule réalité que l’homme reconnaisse encore, se présente avec la prétention de tout dominer et de tout régir. Ce moi est un fasciste.

Mais à tout instant l’individu est bien obligé de se rendre compte que de nombreux éléments de sa vie échappent au contrôle de son moi.

L’homme est en contact avec la Nature qui agit sur lui par le rythme du jour et de la nuit, des saisons, de l'année, par la nourriture qu’il absorbe, l’air qu’il respire. Son corps, ses fonctions vitales sont soumis à ces influences qui le dépassent et qu’il doit subir.

L’homme tombe malade et il s’aperçoit que le moindre rhume, une migraine, une mauvaise digestion troublent déjà le fonction­nement de cet ensemble psychosomatique sur lequel s’appuie la conscience du moi.

Chaque nuit, ce moi se perd dans le néant et rien ne lui garantit qu’il se retrouve intact le matin.

La distance entre les aspirations du moi et la réalité brutale qui lui montre son impuissance est trop grande, devient insupportable. Et devant cette situation envers laquelle il ne peut rien, l’homme moderne sent gronder en lui la colère, il en a la nausée, il se révolte.

L’homme moderne se révolte contre la maladie, le rhume ou la migraine stupides, incompréhensibles, et qu’il faut faire disparaître au plus vite. Il se révolte contre l’accident malchanceux quand il se casse une jambe ou un bras, quand il se blesse, car il est mortifié dans son amour-propre, dans l’aspiration à la totalité de son moi qui n’a pas été maître de la situation.

L’homme se heurte perpétuellement à ses semblables par lesquels il se sent contraint, qui limitent son activité, qui lui font des misères, qui le briment dans la complexité des rapports sociaux et économiques qu’il faut subir. Il n’aime pas son prochain, il n’aime que soi-même. Il se révolte contre l’injustice sociale, la méchanceté et la bêtise des hommes.

Il se révolte contre l’injustice foncière du monde qui l’a fait naître dans telle nation, dans tel milieu dont il voit l’affreuse suffisance ou la misère criante, qu’il méprise et qu’il hait, et dont il n’arrive pas à sortir. Il se révolte contre les tares héréditaires que ses parents lui ont transmises : une mauvaise vue qui lui interdit telle carrière, une mauvaise santé, telle infirmité, telle insuffisance organique.

À son goût, il est trop petit ou trop grand, il a mauvaise mine, son teint est peu attrayant, ses dents sont mauvaises, son nez trop grand, ses cheveux n’ont pas la finesse ni la couleur désirée. Il est maladroit, son intelligence est insuffisante, sa malchance est proverbiale ; l’homme se révolte.

Il est vrai qu’un grand nombre de ces problèmes se posaient déjà à l’homme d’autrefois, aux générations qui nous ont précédés, au Moyen Âge et dans l’Antiquité.

Nous voyons Job se plaindre de son sort et se révolter, mais il sait que c’est Jéhovah qui lui inflige tous ses maux ; c’est à Jéhovah qu’il s’adresse, et c’est Jéhovah qui l’exauce et arrange sa destinée. De nos jours, l’homme ne connaît pas de divinité à qui il pourrait s’adresser dans le vide immense du monde qui l’entoure.

On peut se convaincre du changement profond intervenu dans la conscience humaine en étudiant la doctrine de la prédestination de saint Augustin.

D’après elle, Dieu aurait divisé les âmes en « damnées » et « élues », et ceci dès leur naissance. Aucun effort moral, la vie la plus sublime ne saurait sauver celui qui est prédestiné à être damné, le crime le plus infâme ne peut perdre celui qui est prédestiné au Ciel.

Cette conception, absolument impensable pour une conscience moderne, est basée sur le fait qu’au IVe siècle les hommes ne se sentaient pas comme des individualités, mais comme de simples branches de l’arbre immense de l’humanité. Tout comme les doigts de nos mains se sentent reliés à tout l’organisme et ne sont pas conscients d’eux-mêmes, les hommes de cette époque possédaient encore la conscience du groupe ou de l’humanité et ressentaient leur existence en elle.

L’humanité est Une, disait saint Augustin, et par la chute originelle elle mérite la damnation. Mais dans sa miséricorde Dieu sauve une partie de cette unité.

Qu’importe le comportement des élus ! En eux, Dieu a voulu gracier la partie de l’humanité qu’il a prédestinée au Ciel. Saint Augustin lui-même, préfigurant déjà la conscience moderne, n’est arrivé à cette conception qu’après de longues luttes, mais il ne se révolte pas contre le sort réservé aux âmes, il fait confiance à la Sagesse divine qui choisit les élus et les damnés.

Nous voyons les hommes du Moyen Âge remettre leur destinée aux mains de Dieu, l’accepter, quelles qu’aient été les épreuves qui les frappaient. Par l’élan de leur foi, ils vivaient encore en une certaine union avec les forces divines qu’ils sentaient agir dans la destinée. Nos ancêtres, nos grands-parents, nos parents même, essayaient encore de prendre tout ce qui leur arrivait de pénible comme des épreuves imposées par Dieu pour la purification et l’élévation de l’âme.

L’homme moderne, en développant la pleine conscience du moi, a perdu le contact instinctif avec la Divinité. Il se révolte parce qu’il commence à se rendre compte que des forces obscures, qui échappent à l’empire de son moi conscient, tantôt lui barrent le chemin, tantôt le poussent dans une certaine direction ; ce sont les véritables maîtres de la destinée.

Mais ces forces agissent dans un domaine qui est en dehors de celui de la conscience du moi. Et c’est pour cela que cette conscience parle de chance et de malchance, de fatalité, d’un concours malheureux de circonstances, de hasard.

Qu’est-ce que le hasard ?

On éprouve de sérieuses difficultés quand on essaie d’approcher de près le concept de hasard. Le hasard, phénomène inattendu, surprenant, dont le caractère ambigu, mouvant, sème le doute dans l’âme. L’homme se sent comme impuissant devant l’énigme de ce concours de circonstances qu’il appelle hasard.

Les philosophes ont bien senti cette difficulté et il suffit de consulter le dictionnaire philosophique pour se rendre compte que le caractère ambigu de ce phénomène se retrouve dans les définitions qu’on a essayé d'en donner. Peut-être pourrait-on dire que le hasard est la rencontre de causes fortuites, dont les actions produisent un résultat qui ne semble avoir aucun rapport commun avec ces causes.

Mais quelques exemples tirés de l’histoire des découvertes scientifiques illustreront mieux notre pensée que de longues explications philosophiques.

La découverte des rayons X est due au « hasard » suivant : un assistant du professeur Roentgen avait oublié un châssis photographique chargé à proximité d’un tube à rayons cathodiques en fonctionnement. Et de plus, dans un moment de distraction, il avait posé son trousseau de clés sur ce châssis.

Au développement de la plaque, il constata à sa grande surprise qu'elle était voilée sauf aux endroits où avaient reposé ces clés qui avaient fait ombre. Roentgen conclut à l’existence d’un rayonnement inconnu émis par le tube et capable de traverser les substances opaques et il le nomma « rayons X ».

Cas typique de hasard où toutes les causes d’apparence fortuite sont nécessaires : sans les clés posées par « hasard » sur le châssis fermé, la découverte n’aurait pas été possible : la plaque aurait été bien voilée, mais on aurait conclu soit à une mauvaise fabrication, soit à une manipulation ou à un embal­lage défectueux. Il fallait bien le concours de trois éléments, sans aucun rapport apparent les uns avec les autres : un tube à rayons cathodiques en fonctionnement, un châssis chargé oublié à proximité, le trousseau de clés posé par négligence sur le châssis ; voilà les données qui ont permis à Roentgen de réaliser les premiers tubes à rayons X.

Certes l’importance du nouveau rayonnement est capitale en médecine, mais elle est encore incomparablement plus grande en science ; sans ces rayons, pas de connaissance de la structure des cristaux, des corps solides, de l’atome ; sans rayons X, toutes les découvertes modernes et notamment celles de l’énergie atomique n’auraient pas été possibles.

La lunette de Galilée est composée, comme on le sait, d’une lentille convergente formant l’objectif et d’une lentille divergente, l’oculaire. Cette lunette, la première qui fut mise à la disposition de l’humanité, fut réalisée par des enfants qui, en 1609, jouaient avec des lentilles dans la boutique de l’opticien hollandais Metius. Galilée la perfectionna en 1610, et Kepler, en modifiant l’oculaire, trouva la lunette astronomique.

Que l’on compare l’influence immense de cette découverte sur l’évolution de l’humanité avec la cause apparente : le jeu de quelques enfants ! C’est grâce à cet instrument que Galilée se convainc de l’exactitude du système de Copernic qui détrône la terre de la place centrale qu’elle occupait jusque-là dans le ciel pour la réduire au rôle d’un petit satellite du soleil.

C’est grâce aux observations faites à la lunette que Kepler peut trouver les lois célèbres du mouvement des planètes.

Dans la vie courante, que de hasards, grands ou petits, qui ont eu une influence capitale sur notre destinée ! Un train raté « par hasard » nous met en rapport avec un être humain et le cours de notre vie s’en trouve changé ; un hasard miraculeux nous sauve la vie.

Par hasard, nous rencontrons un ami qui doit mourir d’une façon inattendue le jour suivant.

Alors, quand parlons-nous de hasard ? Lorsque notre pensée se sent incapable de saisir les fils invisibles, de voir les liaisons profondes qui permettraient de comprendre pour­quoi et comment a été réalisée la situation qui, en 1609, dans la boutique de Metius, a conduit à l’invention de la lunette de Galilée.

Car en examinant de plus près notre comporte­ment intérieur en face du phénomène du hasard, nous sentons au plus profond de nous-même la conviction qu’un rapport réel de cause à effet doit tout de même exister entre les circonstances que nous appelons hasard et l’effet inouï qui souvent en résulte.

Il nous est absolument insupportable d’admettre que ces effets soient dus à des causes fortuites, et même en dernier lieu nous arrivons à penser qu’ils peuvent avoir été prévus et voulus.

Mais notre pensée habituelle est bien incapable de pénétrer dans le domaine où les causes véritables du phénomène appelé « hasard » peuvent être trouvées.

Car ces causes agissent dans les profondeurs insondables de l’inconscient, dans les régions mêmes où s’élabore, se noue et se dénoue notre destinée.

Pour l’homme moderne, l’existence du hasard est une preuve de plus de la stupidité et de l’injustice foncière du monde dans lequel il est obligé de vivre et contre lequel il se révolte.

Il ressent l’action de ces forces cachées pour lesquelles il ne semble être qu’une écume et qui ne font que jouer avec lui, aveuglément. L’homme de nos jours ne connaît plus la Providence qui guidait encore les pas de nos ancêtres ; il cherche anxieusement le sens de la destinée, comme Jeanne d’Arc dans « Jeanne au Bûcher » de Claudel :

« Mais moi, pauvre pastoure de Domrémy, comment est-ce que je suis venue ici ? »
Le Frère Dominique lui répond :
« Tu y es venue par l’opération du jeu de cartes qu’un roi fou a inventé. »

Inventaire de la conscience

L’homme moderne a développé la conscience du moi, qu’il considère à juste titre comme son plus grand trésor. Mais en même temps, il ressent amèrement que cette conscience n’est même pas capable d’approcher et moins encore de résoudre l’énigme de sa vie, le sens de son existence.

Dans sa fierté blessée, il se révolte, et c’est encore l’attitude la plus noble ; ou il sombre dans le désespoir et la médiocrité, étouffant l’insoluble question dans l’agitation de la vie actuelle ou la vilenie des distractions techniques ; ou bien il abdique et essaie de revenir en arrière, en cherchant à se replonger dans la religion de sa jeunesse. Mais toutes ces voies ne sont que des impasses qui ne mènent nulle part.

Alors n’y aurait-il aucun chemin pour approcher ces régions où s’élabore la destinée ?

Avant de répondre à cette question, il est indispensable d’examiner de près l’équipement dont nous disposons pour accéder au monde de la destinée. Il est manifeste que la conscience habituelle en est incapable, et pourtant, pouvons-nous avoir une certitude en dehors d’elle ?

Alors essayons au moins de connaître les raisons de cette impuissance. Cela nous permettra toujours de mieux saisir la nature du terrain sur lequel notre pensée apparaît.

D'où nous vient donc cette conscience claire avec laquelle nous nous dirigeons dans la vie ?

Nous ne la possédions pas à la naissance, car aucun souvenir ne nous est resté des débuts de notre vie terrestre. Mais voici peu à peu que dans nos souvenirs se détachent certaines expériences, des scènes de la vie familiale, des incidents qui ont marqué notre jeunesse, avec lesquels notre moi se sent uni.

Lentement, notre conscience du moi se forme et ce n’est qu’adolescent, entre quatorze et vingt ans généralement, que nous faisons la découverte bouleversante que nous sommes un moi, que nous nous sentons distinct de tous les autres, que nous portons le centre de notre existence en nous-même.

Ce moment décisif de notre évolution est générale­ment gravé avec une extrême limpidité dans notre souvenir.

L’expérience personnelle le montre à chacun : cette prise de conscience du moi est acquise au prix d’une séparation, et si elle est ressentie avec fierté par les uns, elle ne manque pas de peser cruellement à d’autres qui se sentent rejetés de la plénitude d’un monde dans l’isolement d’un petit moi.

Bien des auteurs ont décrit d’une façon poignante cette coupure et nous pensons particulièrement au roman d’Alfred Kern, « Le Jardin Perdu », ou à l’œuvre de l’écrivain nordique Anker Larsen. Par sa nature même, la conscience du moi ne peut exister que dans la séparativité et dans l’isolement des forces créatrices de l’univers.

À quoi pourrons-nous comparer cette conscience du moi ?

Elle est comparable à une goutte d’eau dans l’océan : tant que cette goutte est mêlée à l’immensité de la mer, on ne peut pas parler véritablement de goutte.

Cette petite quantité d’eau est perpétuellement mêlée, brassée, pénétrée par les courants, remplacée, déchirée et reformée. Si elle avait une conscience d’être goutte, elle voudrait se fondre dans la vie et l’agitation incessante de l’univers marin dont elle ressentirait obscurément la puissance majestueuse et l’étendue infinie.

Mais pour se sentir une goutte, c’est-à-dire une individualité distincte des eaux dont elle est issue, il faudrait qu’elle s’entoure d’une peau, d’une limite, il faudrait donc qu’elle soit séparée de la mer dans laquelle elle baigne.

Ainsi la conscience du moi isole l’homme des forces mouvantes et infinies du monde, de ces forces qui l’ont créé, qui continuent à le porter d’une rive à l’autre, qui l’entraînent dans leur tourbillon, de ces forces qui le façonnent, mieux, qui sont sa destinée.

Tout comme la goutte d’eau, grâce à une peau, pourrait se sentir « quelqu’un » dans les masses inimaginables d’eau dans lesquelles elle est trempée, ainsi l’homme moderne se complaît dans les limites étroites de son petit moi, par lequel il acquiert un point d’appui sûr dans les vicissitudes de l’existence.

Mais enfermé dans sa « peau », dans son moi, l’être humain ne peut être en contact conscient avec les puissances de la destinée, avec les forces divines qui l’ont créé et qui le tiennent en vie.

Nous comprenons pourquoi cette conscience ne peut pénétrer dans le vaste domaine de l’inconscient, qui est celui de la destinée.

Une parole assez mystérieuse de Novalis peut nous conduire par une autre voie à une conclusion identique. Novalis nous dit : « Une individualité qui s’étend dans l’espace est un corps, une individualité qui s’étend dans le temps est une âme. »

L’être humain : corps, âme et esprit, s’étend donc dans l’espace par son corps ; il emplit le temps par son âme, et, pouvons-nous ajouter, il existe comme esprit dans les sphères éternelles, où les mots espace et temps perdent toute signification.

Notre conscience, nous l’avons vu, s’appuie sur l’organi­sation corporelle, autrement dit spatiale. En examinant de près le contenu de cette conscience, nous pouvons nous rendre compte que nos concepts possèdent également le même caractère spatial.

On peut affirmer que cette conscience est incapable de « penser le temps ». Cette affirmation paraîtra certainement extraordinaire, voire même absurde à un grand nombre, car le temps qu’on a (ou que généralement « on n’a pas ») paraît être la chose la mieux connue de l’homme toujours pressé du XXe siècle.

N’avons-nous pas des montres qui mesurent le temps, la suite des jours et des mois, des calendriers qui marquent les années ? Ne possédons-nous pas des documents du passé, le parchemin millénaire, la momie égyptienne, la statue grecque, le tableau des primitifs, la cathédrale du Moyen Âge ?

En réalité, nous n’avons que des images spatiales du temps : nos montres l’indiquent par la position respective de deux aiguilles, donc par une relation spatiale, elle-même image de la course du soleil et des étoiles dans le firmament. La suite des semaines et des mois est de même obtenue à partir des positions de la lune et du soleil.

Le calendrier donne une succession de jours et d’années, qui, pour notre regard intérieur, se présente comme une ligne dans l’espace venant du passé et allant vers l’avenir.

Pour le physicien moderne, le temps devient la quatrième dimension dans l’univers einsteinien, dimension dont la seule particularité réside dans sa direction irréversible.

Notre conscience vit entièrement dans le présent, caractère essentiel de l’espace qui ne connaît ni passé ni avenir. Le livre ancien que nous feuilletons, cet objet de l’Antiquité, le sarcophage assyrien ne nous placent pas dans le passé. Nous les touchons dans leur état actuel, tout est dans le présent.

Mais une automobile sur la route, un train qui roule à cent kilomètres à l’heure, ne se déplacent-ils pas, eux, dans le temps ? Erreur : le mouvement n’est que spatial ; l’emplace­ment réciproque des objets a bien changé, mais nullement la qualité de leur rapport qui est et reste spatial.

Toutes nos machines, toutes nos inventions, toutes nos découvertes existent uniquement dans l’espace. Nous ne possédons pas de machines et instruments dans le temps.

Nous ne pouvons pas travailler « dans le temps » par nos techniques. Nous ne pouvons pas prendre en main ce qui était hier pour l’unir à aujourd’hui ou à demain. Tout et que nous faisons à l’aide de notre conscience habituelle se passe exclusivement dans l’espace, donc dans le présent.

Nulle part nous ne pouvons saisir le temps.

Où se trouve donc la « région du temps » ? Ne sommes-nous pas dans la situation du petit garçon du conte de fées, parti à la recherche de la fleur bleue ? Où se trouve-t-elle donc, cette fleur miraculeuse ?

Il doit la chercher dans le pays qui est « nulle part », dans le néant, au-delà des frontières du monde. Mais c’est là que nous rencontrons le « règne du temps », là aussi que nous vivons avec notre véritable être, là que se joue notre destinée.

Comment approcher cette région du temps, comment toucher le domaine de la destinée ?

Par le souvenir, nous avons un premier contact avec le passé, nous pouvons ressentir plus ou moins clairement ce monde étrange du temps. Ce temps véritable est bien différent de la conception spatiale du physicien qui le voit comme un vecteur uniaxe.

Chaque nuit, dans le sommeil, nous entrons véritablement dans ce monde mystérieux qui repose notre fatigue, qui nous rafraîchit. Le matin, en nous réveillant, frais et dispos, ne sommes-nous pas (ou presque) revenus au point où nous étions la veille au matin, et l’avant-veille et ainsi de suite ?

L’expérience de chaque nuit montre déjà que nous remontons le temps, que nous pouvons revenir en arrière, que le temps réel est encore autre chose que l’image spatiale de notre conscience habituelle de veille. Mais nous ne revenons pas complètement sur nos pas.

Chaque nuit, il reste un pas que nous ne pouvons franchir dans ce retour dans le temps. Si nous le pouvions, nous resterions éternellement jeunes, nous ne pourrions même pas nous développer. L’organisme n’est jamais complètement reposé dans le sommeil des fatigues de la veille. Ces restes s’additionnent, nous font vieillir, et nous conduisent vers la mort.

En nous endormant, nous entrons donc véritablement dans le domaine de la destinée, nous vivons dans cet univers de forces puissantes et incompréhensibles à notre conscience moderne qui les appelle hasard, chance, malchance, circonstance heureuse ou malheureuse.

Pendant le sommeil, nous assistons à la préparation du lendemain, des coups du sort qui vont nous frapper, de la rencontre heureuse que nous allons faire.

Nous connaîtrions toute la trame de notre destinée si nous pouvions être conscients en dormant. Car là nous nous trouvons dans ce pays qui est « nulle part », nous vivons au-delà des frontières de la conscience de veille, nous sommes réellement dans l’au-delà, car ce terme ne signifie pas autre chose en vérité.

En nous éveillant, nous quittons le domaine illimité de l’inconscient pour nous concentrer dans le domaine restreint du conscient. Nous enfermons notre être dans le cercle étroit de la conscience, nous entrons dans ce corps de chair qui est un organisme spatial, nous sortons du temps et de l’au-delà pour entrer dans l’espace et dans « l’en-deçà ». Nous délaissons l’univers des causes pour vivre dans celui des effets.

Ces réflexions sur le caractère spatial de notre conscience nous font comprendre par un autre aspect pourquoi cette conscience est incapable de pénétrer dans le domaine de la destinée.

Tout au plus pouvons-nous faire remarquer que la limite entre le conscient et l’inconscient possède une certaine largeur. Au passage de la frontière, en nous endormant ou en nous réveillant, nous pouvons espérer percevoir quelques lueurs sur la terre inconnue de l’inconscient.

C’est le monde du rêve qui, tel un ballet de masques, tantôt grave, tantôt burlesque, cache des vérités profondes dans ses images fantasques. Ce n’est pas là que nous trouverons la certitude que nous recherchons.



Mais alors, s’il est impossible de pénétrer « consciemment dans l’inconscient », si tous les chemins vers l’univers de la destinée nous sont interdits, l'objet de nos études est vain ? Notre conscience habituelle est incapable d’explorer ce monde ?

Inventaire des éléments du destin

Cette impossibilité est tragiquement ressentie par l’âme qui ne peut pas trouver un sens à la vie, qui ne peut se faire une raison de tout ce qui lui arrive.

Situation d’autant plus tragique que l’étude scientifique de la destinée vient encore renforcer le sentiment d’impuissance qui s’en dégage pour l’homme.

En essayant d’analyser la destinée, on constate qu’elle comporte deux facteurs fondamentaux :

1) ce que nous apportons en naissant, c’est l’hérédité

2) ce que nous rencontrons en entrant dans l’existence, c’est le milieu.

Sous la poussée des théories évolutionnistes, un nombre considérable de biologistes, de généticiens, d’anthropolo­gues et de sociologues se sont penchés sur ces questions et y ont intéressé des couches de plus en plus larges de la population.

Notre intention n’est pas tellement de faire état des théories auxquelles ces savants ont abouti et qui ont trouvé une large diffusion, que d’attirer l’attention du lecteur sur des faits connus.

Examinons d’abord brièvement le facteur hérédité. Dès la naissance, des différences apparaissent entre tous les nourrissons, sauf dans le cas des jumeaux vrais.

Tout d’abord l’inégalité du sexe : on naît homme ou femme et nous savons par expérience combien tous les aspects de la vie dépendent de cette différenciation fondamentale. Pensons ensuite à la gamme infiniment riche de différences anatomi­ques, physiologiques, psychologiques.

Nous sommes grands ou petits, nous avons l’ossature fine ou solide, les jambes longues ou courtes, le buste large ou étroit, une petite ou une grande tête, de forme très variée, chaque main, chaque pied n’existe qu’une seule fois sur la terre, aucun membre et a fortiori aucune forme humaine n’est exactement reproduite chez un autre, même pas chez des jumeaux.

Les différences deviennent encore plus sensibles, mais peut-être moins apparentes, pour les organes internes, le cœur, les poumons, l’estomac, le foie, les reins, et surtout pour leurs aptitudes fonctionnelles, la qualité et la composition du sang, de la lymphe, des sucs sécrétés par les glandes, le rythme de la circulation et de la respiration.

Chaque être humain forme une totalité unique, avec sa santé et ses dispositions maladives particulières et qui ne se retrouvent en aucun autre.

Et nous observons des spécifications aussi frappantes dans le domaine psychique, dans la gamme inouïe des facteurs : intelligence, qualités du cœur, volonté. Les dons hérédi­taires sont aussi variés que les individus. Quel que soit le domaine examiné, artistique, philosophique, littéraire, scientifique, l’habileté ou l’inhabileté manuelle, chaque individu présente à l’observateur attentif une palette plus ou moins riche, des teintes toujours nouvelles, des coloris inattendus des dons qu’il apporte dans l'existence.

Mais là nous touchons déjà à des domaines où l’influence du milieu devient prépondérante. D’ailleurs, des expériences célèbres sur des jumeaux l’ont montré : il est impossible de délimiter exactement l’influence de chaque élément : hérédité d’une part, milieu d’autre part.

Des jumeaux vrais, donc porteurs d’une hérédité identique, ont été séparés dès leur naissance. Élevés dans des milieux sociaux très différents, ils sont devenus très différents les uns des autres, tout en conservant leur ressemblance physique et physiologique. Nous utilisons ici le terme milieu dans son sens le plus large : la somme des innombrables éléments physiques, psychiques et spirituels dans lesquels l’enfant est plongé.

Il y a d’abord le milieu familial spécifique, les parents, frères et sœurs, qui par leur comportement, leur façon d’être, exercent une influence décisive sur le nourrisson et le tout petit.

On reconnaît aujourd’hui que cette influence descend à travers le psychisme jusque dans les fonctions physiologiques et pose les bases organiques des troubles et des maladies à l’âge adulte. Mais la famille elle-même est plongée dans un certain milieu social : paysan, ouvrier, artisanal, intellectuel, mettant son empreinte sur l’être humain qui se développe.

Le logement dans lequel il vit, les objets artistiques ou banals qui l’entourent et qu’il touche, laisseront des traces profondément enfouies dans l’orga­nisme. Il y a en outre le milieu géographique ; quelle différence entre les enfants élevés à la campagne, au contact des forces vivifiantes de la nature, et ceux de la ville artificielle et bruyante !

Tous ces facteurs, dont l’énumération pourrait être poursuivie presque sans limite, contribuent à façonner ce jeune être. Tel trait héréditaire se trouve développé ou exalté par le caractère correspondant du milieu, tel autre s’atrophie ou est refoulé. L’ensemble forme finalement cette totalité complexe de l’adolescent au seuil de la vie.

Mais dans ce développement, dans les réactions si compliquées entre le milieu et le terrain héréditaire, nous découvrons un nouvel élément tragique pour l’homme qui essaie de connaître l’énigme de sa destinée.

Car tout ce jeu subtil, ces influences décisives agissent pendant le bas âge et d’autant plus que l’enfant est jeune. Quand l’adolescent s’éveille à la pleine conscience, quand il découvre qu’il est un moi, une individualité différente de toutes les autres, il peut aussi se rendre compte qu’il n’y a pas grand-chose à changer.

Cependant, tôt ou tard il souffre de ses insuffisances physiques, intellectuelles, de son fardeau héréditaire ; il accuse ses parents, son sort, il hait le milieu dont il est issu et qui l’a marqué ; il se révolte.

Les filles auraient préféré être des garçons, le chétif aurait voulu être sportif, le petit envie le grand, le musclé l’intellectuel.

Là encore nous retrouvons le caractère si particulier de tout ce qui touche à notre sort, à notre vie, au sens où au non-sens que nous pouvons lui attribuer. Ce caractère éminemment tragique de la destinée, l’homme moderne le ressent dans son impuissance — comme nous le relevions en commençant —, il se révolte contre la fatalité qui lui est imposée.

Cette révolte est compréhensible, elle est même justifiée au premier abord, mais il ne faut pas rester sur cette position. Trop d’auteurs modernes désirent y rester et se complaisent dans cet état qui devient une sorte de jouissance morbide teintée d’une tristesse grise.

Certes, nous l’avons reconnu, notre conscience d’homme moderne est impuissante à explorer le monde de la destinée. Mais une fois qu’il a été exploré, une fois que l’univers du sommeil a été étudié par la conscience clairvoyante, une fois que les lois de ces profondeurs ont été découvertes et formulées, nous pouvons comprendre et connaître « l’au-delà » à l’aide d’une pensée active et mobile.

En nous éveillant à la compréhension, ce monde « nocturne » commence à s’éclairer, à prendre forme et couleur. Rien de miraculeux en cela : nous faisons entrer dans le cercle de notre conscience élargie ce que nous contemplons et vivons chaque nuit, ce qui existe en nous depuis toujours.

Loin de nous décourager, dépassant alors le stade de la révolte, cette situation tragique doit nous inciter à regarder en face la tête de Gorgone de notre destinée, sans nous laisser méduser.

Bien au contraire, nous supporterons son regard terrible par la force de la conscience du moi, don divin qui, convenablement développé par l’homme, lui permettra de comprendre d’abord, d’accepter ensuite sa destinée.











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Pascal Patry
Praticien en psychothérapie
Astropsychologue
Psychanalyste

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67000 Strasbourg

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