Le “Sens” de la vie

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Le “Sens” de la vie

Pascal Patry praticien en psychothérapie, thérapeute et astropsychologue à Strasbourg 67000
Publié par Pascal Patry dans Psychothérapie · Mercredi 03 Août 2022
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Le “Sens” de la vie

« Abandonne ce que tu possèdes et tu recevras »
(Sentence grecque)

La question du sens, en psychologie analytique, est importante ; mais elle est aussi à l’origine de beaucoup de malentendus, aussi bien du côté de prosélytes jungiens, que de celui de détracteurs trop mal informés.

Lorsque l'homme a perdu les certitudes des instincts, il quitte le “paradis” de l’inconscience et éprouve la peur du chaos, car l'incertitude est la perte des mécanismes, certes répétitifs, mais rassurants parce que connus.

Paradoxalement, c’est l’expérience du non-sens qui ouvre la voie de la recherche du sens. La démarche qu'entreprend la psychologie analytique va bien au-delà de la simple guérison d’un symptôme, elle débouche sur la grande question archétypique du “sens”. Oui, mais qu’est-ce que le sens ? Plusieurs acceptions du mot sont possibles.

L’analysant vient demander que disparaissent les symptômes entravant sa réalisation sentimentale ou pro­fessionnelle. Il demande à en être guéri, comme d’une maladie. Or, l’analyse doit lui faire découvrir la nature de la souffrance qui se cache derrière le symptôme. Derrière la souffrance, se cache l’aspect essentiellement constructif du symptôme. Le symptôme est un signal, venant de l’in­conscient pour aider le patient à découvrir la “voie des profondeurs”. Mais face à l’incompréhensible, nous sommes pris d’une puissante émotion, la peur nous saisit, et nous tentons d’y échapper par l’intellect. Comprendre nous donne en effet l’illusion de maîtriser ; mais en réalité, ratiociner nous éloigne de notre Être. Toute explication rationnelle est une fuite devant l’insupportable que comporte l’abord du mystérieux, du numineux.

Accepter d’être affecté ; c’est accepter le scandale de devoir souffrir jusqu’à l’insupportable ; à cette seule condition apparaît le Sens. C’est dans l’épuisement de l’insensé que se découvre précisément le Sens, ou plutôt qu’il se fait en nous, comme le dit Saint-Éxupéry.

C’est un dépassement qui nous achemine vers notre créativité profonde. C’est en apprenant à nous accepter “bons et mauvais”, que nous pouvons être à l’écoute de notre inconscient.

C’est en nous acceptant en tant qu’être humain et inquiet, en tant qu’être souffrant, que nous pouvons nous prendre au sérieux, et vivre pleinement malgré nos imper­fections multiples.

C’est alors que nous pouvons nous dégager de l’attente d’une confirmation narcissique venant d’autrui, qui nous enferme dans un système de normes préétablies.

Mais là aussi réside la plus grande difficulté, car à l’écoute de notre inconscient, nous nous trouvons confrontés à l’incertitude et à l’irrationnel. Tous les systèmes, tous les dogmes, toutes les idées reçues sont des carcans ou des corsets qui nous donnent l’illusion d’une certitude réconfor­tante, mais qui bloquent notre évolution vers notre être le plus intime et le plus singulier.

« Une âme habituée est une âme morte », disait Bachelard.

Jung n’est pas le seul à défendre ce point de vue ; Israël, par exemple, écrit dans son livre “L’hystérique, le sexe et le médecin” :

« Le symptôme, et toute la névrose, sont des objets surréalistes, gros de toutes les découvertes, de toutes les inventions, de tous les poèmes. Sources aussi de tous les plaisirs, de tous les moments privilégiés de la vie.

Ce qui naît de la psychothérapie est une parole neuve qui s’oppose à la parole usée, galvaudée par la soumission aux modes de penser imposés.

... Ce retour sur soi-même exige souvent des efforts, déclenche des angoisses. C’est le prix à payer pour découvrir des aspects inconnus de sa propre personnalité.

Il en découle toujours un élargissement, un enrichis­sement de sa propre existence, qui sera le plus sûr garant qu’une découverte a été faite.

Le renoncement à une sécurité du lendemain est la voie d’une vie au présent. » [1]

Cela nous éclaire sur un premier “contre-sens” où l’avoir devient un substitut de l'être, car il est beaucoup plus facile de désirer avoir que de chercher à être. Alors le sens ou plutôt le “contre-sens” se matérialise dans des réalisations visibles et tangibles qui renforceront la persona. C'est ce qui se nomme “réussite sociale”, “professionnelle” et souvent même “familiale”.

Le sujet se valorise à partir de l'objet qu’il possède, et il faut entendre par objet aussi bien la maison, les meubles, la voiture que le conjoint ou les enfants. C'est une relation de pouvoir qui demeure dans la trajectoire vectorielle du temps linéaire. Je m'expliquerai par la suite sur cette relation que j'établis entre le temps et le sens de l'existence.

Nous avons maintenant à envisager une autre acception du concept de “Sens”, et cette fois je ne m'aventure pas à parler de “contre-sens”, bien qu'il en soit un, en définitive ; disons que c'est un “Non-Sens” qui peut illusoirement servir de béquille.

L'homme s'interrogeant sur son origine et sur sa fin est saisi par l'angoisse, alors il recherche un mythe qui lui sera donné par l'organisation religieuse, sociale ou politique d'un groupe. Là, il trouvera une réponse programmée et affirmée, qui le réconfortera en l'aliénant dans une idéologie lui dictant ses actes et ses pensées.
L'individu croira faire ainsi l'économie de la souffrance, qu'il aurait dû vivre dans la solitude d'une recherche au niveau singulier de sa personne.

En opposant, dans cette dernière phrase, individu et personne, je rejoins Charles Baudouin, qui, dans son livre “La Découverte de la Personne”, nous achemine vers la découverte du Sens tel que Jung le conçoit.

Nous y lisons qu' : « il y a Personne, lorsque nous sommes présents à nous-mêmes, lorsque nous n'acceptons pas de nous perdre dans la mascarade ou l'anonymat. » [2]

Et citant Mounier, il poursuit :

« Le monde moderne, c'est cet affadissement collectif, cette dépersonnalisation massive. Tout un vocabulaire impersonnaliste a consacré cette carence. On est "objectif", on est “neutre”, on a des idées “générales” … L'homme… n'a plus de considération que pour ce qui tombe sous la mesure. Le temps, qui est l'espérance du monde, il l'annexe à cette perspective par l’apologie de la vitesse. » [3]

« Ma personne n'est pas ma personnalité. Elle est au-delà, supraconsciente et supratemporelle, une unité plus vaste que les vues que j'en prends.

... Elle est présence en moi. » [4]

Ce qui amène Baudouin à conclure que :

« La vocation, c'est exactement la voix du Soi se faisant entendre au Moi. »

Le sens selon Jung est une interrogation qui n'attend pas de réponse ; elle est comme une butée devant l'im­possible solution, mais une butée qui opère par un retour sur soi, pour un approfondissement douloureux. Toute l'acuité de la souffrance est dans l’impossibilité de recul, elle est le fait d'être acculé à la vie et à l'être.

Jung écrit dans “Les Racines de la Conscience'' :

« Seul l'incompréhensible a une signification. L'homme s'est éveillé dans un monde qu'il ne comprend pas et c'est pourquoi il cherche à l'interpréter.

... Nulle science, et nulle philosophie même, ne nous sont d'aucun secours, et la doctrine religieuse traditionnelle ne nous apporte qu'une aide très limitée. On se trouve emmêlé et empêtré dans des événements sans but et le jugement, avec toutes ses catégories, se révèle impuissant. L'interprétation humaine est défaillante car ce qui est apparu est une situation vitale turbulente, à laquelle aucune interprétation reçue ne convient.

C'est là un facteur décisif de l'effondrement.

... Ce n'est pas une renonciation artificiellement voulue à nos propres capacités, mais une renonciation provoquée par une contrainte naturelle ; ce n'est pas une soumission ou une humiliation volontaire et parée de raisons morales, mais une défaite complète, sans équivoque, couronnée de l'angoisse panique de la démoralisation.

Quand tous les soutiens et toutes les béquilles sont brisés, et que n'existe même pas la moindre réassurance promettant un abri quelque part, alors seulement se présente la possibilité de faire l'expérience d'un archétype, qui jusque-là s'était tenu caché dans l'obscurité lourde de signification de l'anima. C'est l'archétype du Sens, tout comme l'anima représente purement et simplement l'arché­type de la vie. » [5]

La découverte du sens passe par celle de la Personne, or notre Personne est d’abord “dans l’ombre”, et c’est de l’Ombre qu’il nous appartient de la dégager.

« Cette recherche, écrit Baudouin, nous met d’abord en présence d’une véritable “réalité” intérieure, que nous rencontrons comme un autre monde "objectif" du côté du dedans, ainsi que l’a exprimé avec force C.G. Jung dans cet ouvrage, dont le titre même est si suggestif : “Réalité de l’Âme”.

Cette éducation de l’adulte, c’est en d’autres termes la formation de la personnalité.

... Celle-ci ne se développe donc que si nous savons nous détacher de cette surface claire tournée vers l’extérieur de ce masque social (ou Persona) auquel nous avons d’abord tendance à nous identifier. Il faudra nous plonger en nous-mêmes, du côté de l’Ombre, et écouter les voix intérieures qui montent de l’inconscient. Voix n’est pas ici une simple métaphore, l’inconscient nous parle vraiment.

... Voix ou vocation sont des appels de l’inconscient, des appels émanés d’ensembles psychiques que Jung appelle “complexes autonomes”, et qui réclament d’être incorporés à notre Moi. Si nous savons accepter ces ensembles, sans nous laisser submerger par eux (ce qu’exprimait jadis le terme “possession”), alors la Person­nalité apparaît. L’on n’y accède point du seul fait de savoir que cela est bon ou avantageux ; l’on n’y accède que par une nécessité, ou une détresse, par un appel intérieur qui exprime une secrète maturation. » [6]

Pour illustrer la rencontre avec l’Ombre, porteuse d’un message, écoutons le rêve d’un homme de 38 ans - ingénieur actif et matérialiste :

« Je marche rapidement dans les rues étroites d’une petite ville du Midi. Je vais à une réunion importante (peut-être pour mon travail ?). Je suis seul dans une rue déserte, et je suis très inquiet, car je me sens suivi par quelqu’un très près de moi, comme mon ombre. Je n’ose pas me retourner, je cours. Je sais que personne ne pourra me porter secours car le village est totalement vide. Je m’essouffle, mon cœur bat très fort, cela devient intenable, je vais mourir de peur et d’épuisement. Alors, à bout de forces, je me retourne en m’adossant à une maison, pour ne pas m’écrouler. Je vois un personnage sombre et flou, mais je ne sais pas si c’est un Arabe, le diable ou un prêtre, qui me dit :
- « Tu as oublié quelque chose. »
- « Qu’ai-je oublié ? Dis-le moi. »
L'Arabe répond : « Le Coran, tu es un infidèle.
- « Mais à qui je dois être fidèle ? »
- « À toi-même. »

Cet exemple illustre la position d'un technicien qui, ayant renforcé son Moi jusqu’à l’hypertrophie rationaliste, s’est pétrifié ; et qui maintenant au “midi de la vie”, perçoit qu’il doit découvrir une autre voie : celle de l’introversion.

Voici un autre exemple, celui d’une femme de 35 ans, professeur et très intellectuelle :

« Je suis chez Amin Dada, j’ai très peur, car je dois entrer dans une maison dont le rez-de-chaussée est plein de “Noirs sanguinaires”. Je sais que je dois entrer car, du bas de la maison, part un escalier qui me conduira vers les étages supérieurs.

J’entre, je suis terrorisée au milieu des noirs. Puis j’entends s’élever un chant merveilleux : c’est un negro-spiritual. Rassurée, j’avance jusqu’à la montée d’escalier en colimaçon qui conduit dans les étages supérieurs baignés de lumière ».

Le sens, c’est ce qui émerge de ma personne, il existe pour moi, mais il “n’est” pas ; il peut surgir de ma manière d’écouter ma voix intérieure. Cette voix qui peut seule remettre en question mon système répétitif antérieur.

Comme l’écrit Han Ryner :

« Le sage dit toujours à l’imprévu : « Salut, toi qui te crois peut-être l’obstacle, toi en qui je reconnais mon chemin et ma joyeuse nécessité. » [7]

Denis de Rougemont écrivait à Charles Baudouin :

« Aujourd’hui, je suis arrivé à ceci : la personne est l’actualité d’un homme, et elle n’est rien d’autre. Elle n’est pas descriptible en soi, mais seulement reconnaissable indirectement, dans les effets de cette actualité, comme par exemple dans le style de vie et de pensée ».

Le sens n’est jamais un objet que l’on peut appréhender, c’est une disponibilité intérieure spontanée, qui est aux antipodes d’une volonté consciente comme le serait une “règle de vie”. C’est une disposition qui, rompant la chaîne indéfinie des répétitions, permet d’aborder l’inconnu avec pour seule arme notre incertitude, en se disant : « Cela doit bien avoir un sens ».

En cette dernière phrase, je rejoins Élie Humbert et me permets de le citer de mémoire :

« Cette interrogation n’est pas une demande, c'est de l’ordre de l'interrogation qui opère, qui fait fructifier, qui met en face d'une situation dans une crise :

« Cela doit bien avoir un sens ».

Si en face d'une crise, d'une contradiction, d'une tension intérieure, je tiens cette question « Cela doit avoir un sens », c'est que j'ai cessé d'attendre une délivrance. C'est que j'ai dû cesser de considérer mes troubles comme des déficits ou comme un mauvais conditionnement qu'on serait capable de réparer. » (E. Humbert)

« Que la vie soit le critère de la vérité de l'esprit », écrit Jung, la vie entendue au sens où le Christ dit « Je suis esprit et vie ».

« WU WEI, disent les Chinois, l'action dans la non-action. Mais notre Maître Eckhart la connaît aussi : « on doit pouvoir psychiquement laisser arriver les choses » [8]

Dans le “Secret de la Fleur d'Or”, Lu Tsou nous dit :

« Le pays qui n'est nulle part, voilà la vraie demeure ». Le Sens est : la chose la plus importante dans le grand TAO, ce sont les quatre mots : L'action dans le non-agir. Le non-agir empêche que l'on ne soit prisonnier de la forme et de l'image.

L'action dans le non-agir empêche que l'on ne tombe dans le vide rigide et la mort du néant. [9]

Ce serait trahir l'enseignement de Lu Tsu que d'inter­préter Wu Wei dans le sens de “rien faire”. Cela signifie : réfréner l'action contraire à la nature, devenir transparent.

L'homme doit être conscient de tout, mais c'est dans le “vide” qu’il trouve l'essentiel. Le vide contient tout. Il nous faut reprendre contact avec le réel intérieur occulté par des siècles de pensée rationnelle.

« L'intelligence, disait Bergson, est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie ».

Pour nous “relier” à la vie, pour voir en clair l'Être qui est à la fois en nous et hors de nous, il faut prendre une autre voie que celle du discours mental. Cette voie, il est impossible de la tracer ou d'en dresser la carte. L'essentiel pour chacun de nous est de la découvrir. On y parvient quand on n'essaie plus d'y parvenir, quand la phase de lutte est dépassée.

Jung écrivait un jour :

« On doit être capable de laisser les choses arriver. J'ai appris de l’Orient ce que signifie la phrase WU WEI : littéralement “non-action, laisser faire”, ce qui est tout autre chose que de ne rien faire. … La région d'ombre où l'on aboutit n'est pas vide, c'est la “mère nourricière” de Lao-Tseu, les “images” et la “semence”. Quand la surface a été clarifiée, les choses peuvent monter des profondeurs. Les gens croient toujours qu'ils se sont égarés lorsqu'ils se trouvent face à ces profondeurs de l'expérience.

Mais s'ils ne savent pas comment continuer, la seule réponse, le seul conseil qui ait quelque sens est celui-ci : « Attendez de voir ce que l'inconscient dit de la situation ».

Un chemin n'est le chemin que lorsqu'on le trouve et qu'on le suit pour soi-même. Il n'existe pas de prescription générale concernant “ce que l'on doit faire”. » [10]

Il nous faut sans cesse déchirer l'habitude, il nous faut lutter contre l'usure et cela à tous les âges de la vie ; pour moi, il y a des vivants et des absents qui croient vivre. Ceux-là, dans la Tradition orientale, sont appelés des “morts-morts” ; une mort qui est destruction s'opposant à la “mort-résurrection” qui est la vie.

Ces derniers propos peuvent prêter à confusion et porter à croire qu'ils font l'apologie d'une attitude volontariste consciente. Pour dissiper toute erreur d'interprétation, je citerai Jung dans son livre “L'Âme et la Vie” :

« … la conscience n'est jamais qu'une partie de la vie de l'âme et par suite n'est jamais capable de totalité psychique ; il faut en plus l'étendue indéterminée de l'inconscient. Mais ce dernier ne saurait être capté ni par d'habiles formules, ni au moyen de préceptes scientifiques, car en lui est une partie du destin ; plus encore, il est parfois lui-même le grand destin.

... J'ai toujours été profondément impressionné par le fait que la nouveauté qui est un destin ne corresponde que rarement, ou même jamais, à ce que la conscience attendait.

... Si nous résumons ce que les hommes peuvent et savent raconter de leur expérience de la totalité 11, nous pouvons le formuler à peu près ainsi : ces êtres, à ce moment d'élection, se sentirent devenir conformes à eux-mêmes, purent s'accepter eux-mêmes, furent en mesure de se réconcilier avec eux-mêmes et, grâce à cela, ils furent réconciliés avec des circonstances cruelles et des évé­nements marqués au cœur d’une adversité qui leur semblait inacceptable jusque-là.

... Le nouveau s’approcha d’eux, sortant du champ obscur des possibilités de l’extérieur ou de l’intérieur, ils l’acceptèrent et ils grandirent à cause de cela.

... Mais jamais (la nouveauté) n’avait été amenée intentionnellement ni voulue consciemment ; elle coulait plutôt vers nous sur le flot du temps » [12]

Ce que nous venons d’aborder décrit une nouvelle position du Moi qui a dû renoncer à son pouvoir. Avec la “Découverte de la Personne” de Charles Baudouin, nous avons développé le thème de la rencontre avec “l’Ombre” et nous avons tenté d’en dégager l’importance.

Aussi longtemps que l’Ombre reste indifférenciée, nous refoulons une partie de nous-même et nous ne parvenons pas à notre unité intérieure. Mais il y a encore plus grave, car l’Ombre indifférenciée et projetée sur autrui nous prive de toute approche de ceux qui nous entourent. Or l’approche de l’autre en tant que Sujet ne peut se faire que par la reconnaissance de la différence et la différence la plus radicale est celle des sexes.

« Si l’explication avec l’ombre est l’œuvre de l’apprenti et du compagnon, écrit Jung, l’explication avec l’anima est l’œuvre du maître. » [13]

Nous avons vu que le Sens se dégageait au sortir du cycle répétitif collectif, et que pour cela il nous fallait faire le deuil d’un retour à un “paradis perdu”. Or ce n’est pas chose facile car nous sommes toujours tentés de demander à l’autre, comme s’il était notre alter ego, réparation de notre manque à vivre.

Toute relation, toute amitié, tout soi-disant amour en une telle occurrence ne sont qu’une recherche de réparation d’un irréparable manque. Aussi longtemps que nous demandons à l’autre de pourvoir à un manque, nous nous trouvons dans une relation pathologique qui ne peut aboutir qu’à un échec. Le sujet utilise l’autre comme un objet pour satisfaire un besoin nous amenant à le modeler selon notre désir. C’est le meurtre de l’autre en tant que sujet autonome.

(Il ne faut pas confondre le manque qui appelle toujours un objet pour le combler et le “vide” qui est vacuité, disponibilité, attente sans attendu. Le premier est de l'ordre de l'Avoir, le second est vécu au niveau de l’Être.)

Pour vivre le “Sens de l’existence”, il nous faut avoir accepté la différence en nous-même et chez l’autre ; alors seulement peut s’instaurer une :

« relation qui n’est pas structurée comme un savoir, c’est-à-dire comme une intentionnalité » [14], comme l’écrit E. Lévinas qui poursuit en disant qu’il nous faut entrer dans un temps vécu :

« non pas comme une dégradation de l’éternité, mais comme une relation à ce qui, de soi inassimilable, absolument autre, ne se laisserait pas assimiler par l’expérience ou à ce qui, de soi infini, ne se laisserait pas comprendre » [15].

“Comprendre”, “posséder”, “saisir”, sont des syno­nymes de “pouvoir” ; c’est vouloir figer l’autre dans une image qui nous satisfait pour la conserver ; c’est annuler le temps du changement, c’est vivre l’illusion infantile d’une maîtrise de l’avenir.

Nous percevons la relation étroite qui relie le Sens et le Temps dans la mesure où l’aliénation de l’autre aboutit à l’arrêt du temps qui s’écoule, celui où toutes prévisions sont impossibles.

L’écoulement du temps accepté nous place devant l’infini de l’absolument Autre. Je ne suis pas aujourd’hui ce que j’étais hier, ni ce que je serai demain. Mais l’autre, vivant, est aussi en perpétuelle évolution ; entre lui et moi, il n’y a aucune possibilité de coïncidence, mais il y a peut-être l’espoir d’une relation.

Relation qui est patience de l’attente, mais attente sans anticipation car l’attendu, le désiré sont déjà finalité et non pas rapport à l’infini de l’autre.

Shopenhauer disait qu’il faut choisir entre l’ennui et la souffrance. L’ennui, c’est la dépression que nous vivons parfois ou que nous voyons autour de nous en ces temps modernes où l’homme “dé-lié” perçoit en lui le malaise d’une perte d’énergie qu’il ne peut pas comprendre.

L’ennui, c’est le croupissement dans le conformisme banal ; il naît de la recherche d’un confort intellectuel et spirituel.

Dans cette voie de garage, la vie n’a plus de Sens.

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Source : Ballade pour un jeune thérapeute - Paul Montangérand - Ancien Président de la société de psychanalyse et de psychothérapie de Genève.

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Notes :

[1] - L. ISRAËL. « L’Hystérique, le sexe et le médecin » p. 250. Masson.
[2] - Ch. BAUDOUIN. « La Découverte de la Personne » p. 79. Messeiller.
[3] - Ch. BAUDOUIN. Ibid. p. 75
[4] - Ch. BAUDOUIN. Ibid. p. 80.
[5] - JUNG. « Les Racines de la Conscience » p. 48-49.
[6] - Ch. BAUDOUIN. « La Découverte de la Personne » p. 119.
[7] - HAN RYNER. « Les paradoxes cyniques » p. 186. Athena Paris 1922.
[8] - JUNG. « Das Geheimmis der Golden Blüte » p. 15.
[9] - LU TSU. « Le Secret de la Fleur d’Or » p. 103. Éditions Médias 1969.
[10] - JUNG. « The intégration of personality » p. 31.
[11] - Précisons que pour Jung, “Totalité” n’implique pas une notion de perfection, mais une prise en considération des différentes instances de notre psychisme, d’une plénitude à l’intérieur de nos limites.
[12] - JUNG. « L’Âme et la Vie » p. 434-435.
[13] - JUNG. « Les Racines de la Conscience » p. 44.
[14] - E. LEVINAS. « L’Autre et le Temps » p. 8.
[15] - E. LEVINAS. Ibid. p. 10.

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