La théorie de l’attachement

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La théorie de l’attachement

Pascal Patry praticien en psychothérapie, thérapeute et astropsychologue à Strasbourg 67000
Publié par Pascal Patry dans Psychologie · Jeudi 05 Oct 2023
Tags: Lathéoriedel’attachement
La théorie de l’attachement

Concepts clés

Il est aujourd’hui admis que la qualité des premières expériences d’un enfant en matière de relations proches va significativement influencer son développement. Mais il s’agit d’un processus complexe.

Nombre des idées qui ont permis de donner du sens à l’importante interaction qui existe entre le développement des enfants et les soins qu’ils reçoi­vent sont issus des travaux de John Bowlby (1969, 1973, 1980) et du cadre fourni par la théorie de l’attachement.



Depuis que Bowlby a introduit pour la première fois le concept d'attachement, les chercheurs et les praticiens, à travers le monde, ont continué à tester, développer et appliquer ses idées en suivant des voies qui ont enrichi notre compréhension de l’attachement et des relations humaines tout au long de la vie.

La recherche consacrée à l’attache­ment a exploré les modes de relations depuis la première enfance jusqu’à l’âge adulte, qu’il s’agisse des continuités ou des discontinuités qui peuvent survenir.

Tout comme l’environnement relationnel peut changer positivement ou négativement, les sentiments des enfants à l’égard d’eux-mêmes ou des autres peuvent changer.

Les enfants peu­vent devenir davantage sécures ou moins sécures.

C’est le potentiel de changement des modes de penser, des sentiments et des comporte­ments des enfants dans le contexte de nouvelles relations qui doit être compris, et ce dans le but de favoriser la réussite de l’adoption et de la pratique du placement.

Mais les mécanismes de changement ne sont pas simples.

La théorie de l’attachement a fourni de nombreuses idées permettant d’expliquer comment les expériences antérieures d’enfants dans des environnements familiaux défavorables influencent leur esprit et leur comportement, et comment les enfants luttent pour faire face à la séparation et à la perte.

La théorie de l’attachement permet aussi d’expliquer pourquoi le fait de susciter un changement positif dans le contexte d’un nouvel environnement est si difficile mais réussit également si bien.

Ce texte passe en revue les concepts clés de la théorie de l’atta­chement, le processus de formation de l’attachement, les modes, ou patterns, d’attachement [1] sécure et insécures, et les divers outils que les chercheurs ont développés pour mesurer ces modes chez les enfants et les adultes.

Les quatre chapitres suivants expliquent plus en détail les différents modes d’attachement et la manière dont chacun se développe depuis l’enfance et l’adolescence jusqu’à l’âge adulte.

Cette description détaillée des relations d’attachement tient compte des contextes sociaux significatifs, des familles, des groupes de pairs, des milieux scolaires et des communautés au sein desquels ces relations et le développement des enfants sont compromis ou sont favorisés.

Bowlby et les origines de la théorie de l'attachement

Bowlby exerçait en tant que psychiatre et psychanalyste dans les années 1940, et il commença à s’intéresser à l’univers de carence émotionnelle des délinquants juvéniles, en particulier aux conséquences de l’expé­rience de séparation maternelle précoce (Bowlby, 1944).

Explorant davantage les conséquences de la séparation, Bowlby trouva appui dans le travail de James Robertson (1952) ; celui-ci avait éclairé cette question en filmant les expériences de séparation de jeunes enfants, que ce soit à l’hôpital, dans des pouponnières ou dans d’autres structures.

Ces films dépeignaient les différents stades de la protestation, du déni et du désespoir intervenant chez des enfants séparés même pour quelques jours. En se concentrant sur l’importance de relations proches et intimes précoces et sur la séparation, Bowlby a clairement établi le lien entre la santé mentale et la qualité des relations précoces.

"L’on estime essentiel pour la santé mentale qu’un nourrisson ou un jeune enfant connaisse une relation chaleureuse, intime et stable avec sa mère (ou le substitut maternel permanent - une personne qui le « materne » de manière continue), dont tous deux retirent de la satisfaction et du plaisir. (Bowlby, 1953, p. 13)."

Il est à noter ici que c’est le fait que l’enfant connaisse une « relation chaleureuse, intime et stable » plutôt que la personne qui la fournit qui est la clé de la santé mentale.

Dans sa recherche d’une explication de ce lien, Bowlby s’est appuyé non seulement sur la psychanalyse, ses propres observations et son expérience clinique, mais aussi sur des études portant sur le compor­tement animal, la biologie, la théorie des systèmes et la théorie de l’évolution ; celles-ci lui ont permis de donner du sens à la manière dont les êtres humains se transforment en des êtres sociaux grâce à leurs relations.

Bowlby en a conclu que ce sont la qualité des expé­riences relationnelles précoces avec les personnes qui prodiguent des soins (caregivers) ainsi que l’expérience de séparation et de perte de ces relations qui modèlent de manière caractéristique le moi et la qualité des relations ultérieures.

Cette idée fondamentale participe pour beaucoup à notre compréhension des différences individuelles en matière de relations, que ce soit au sein des familles, avec les pairs ou dans tout autre type de relations.

Elle revêt un sens particulier dans le cas des enfants adoptés et placés. Bowlby (1951, p. 114) écrit ainsi :

"Les enfants ne sont pas des ardoises dont le passé pourrait être effacé avec un chiffon ou une éponge. Ce sont des êtres humains qui portent leurs expériences antérieures avec eux, et leur comportement dans le présent est profondément influencé par ce qui s’est passé auparavant."

Les expériences relationnelles antérieures modifient sans aucun doute les relations dans le présent ; elles sont centrales pour compren­dre les points forts et les difficultés des enfants.

Dans les placements familiaux réussis, le passé de l’enfant est pris en compte et fait l’objet de réflexion ; il est appréhendé de manière à mettre en place des expé­riences relationnelles sensibles et appropriées favorisant le change­ment.

Un objectif important pour les enfants est de donner du sens au passé et de résoudre leurs sentiments à ce propos.

Cela peut se produire par le biais de l’expérience de se sentir compris par une per­sonne qui pense à vous et s’occupe de vous, de telle sorte qu’un sens du moi plus sécure et résilient peut se développer et être mis en œuvre à l’avenir.

La recherche de la proximité et la signification d'une base de sécurité

Le point de départ de la théorie de Bowlby est évolutionniste, en ce sens que les nourrissons sont considérés comme détenant un instinct biologique de recherche de la proximité avec un adulte protecteur, habituellement le caregiver principal, afin de survivre au danger.

Dans le système de l’attachement, l’objectif de cette recherche de proximité est de se sentir en sécurité, protégé. Cela entraîne une variété de comporte­ments d’attachement en vue de favoriser la proximité.

Il peut s’agir de signaux à destination du parent tels que, durant la première enfance, la vocalisation, les pleurs, les sourires, le pointage.

Lorsque l’enfant commence à marcher, les comportements d’attachement comprennent davantage d’actions directes, comme le fait d’approcher, de suivre, de se cramponner et autres stratégies comportementales permettant de parvenir à la proximité avec la figure d’attachement.

Les comporte­ments d’attachement peuvent attirer l’attention de manière positive avec, par exemple, les appels et les sourires. Les comportements d’atta­chement aversifs, tels les pleurs, feront aussi se rapprocher le parent afin d’apaiser l’enfant et de mettre fin au comportement.

Les comportements d’attachement sont le plus manifestes lorsque les nourrissons se sentent « menacés, en danger ou stressés » (George, 1996, p. 412), et ce dans une perspective évolutionniste.

Le nourrisson a besoin de savoir d’où provient la protection, de croire en sa propre capacité de communiquer ce besoin, et de susciter le réconfort de la part du parent en cas d’anxiété.

Ce dernier, de son côté, doit être à l’écoute des signaux spécifiques du nourrisson, puis doit y répondre de manière opportune et appropriée. Par conséquent, la qualité du système de soins prodigués (ou careving) a un rôle important à jouer pour ce qui est du devenir du nourrisson.

Entre le nourrisson et le parent, une synchronie s’établit, comme une danse dans laquelle les deux partenaires sont en mesure et à l’unisson.

Il existe un cycle d’éveil et de détente (voir schéma ci-dessous) au cours duquel le nourrisson ressent une tension, des besoins, de l’anxiété ; or, c’est dans le contexte de la relation que les besoins sont exprimés et sont satisfaits.

La préoccupation du parent à l’égard de l’enfant est alors éveillée, ce qui entraîne une action, laquelle restaure l'équilibre de l’enfant comme du parent.

Cependant, l’élément clé de ce cycle réside dans la capacité de ce dernier de réfléchir au sens du comportement de l’enfant et de s’intéresser à son état d’esprit ; il s’agit alors à la fois de répondre aux besoins de l’enfant et d’envoyer des messages sur la disponibilité du parent.

Tout aussi important est donc le fait que répondre aux besoins d’un enfant, ce qui suscite détente et bien-être, constitue également une expérience d’apprentissage sur le plan psychologique.

Cela modèle les représentations de l’enfant et ses attentes à l’égard du parent. Cela accroît aussi sa confiance dans le monde qui l’entoure, et augmente la probabilité qu’il commence à communiquer de manière plus directe ses besoins, puisque le cycle se perpétue tout au long de la journée.

L’enfant et celui qui prend soin de lui communiquent ce qu’ils ont à l’esprit par l’intermédiaire de leur comportement.


Il est possible de mieux comprendre la nature de la relation d’atta­chement en mettant l’accent sur le rôle très important que revêt la dis­ponibilité des parents en cas de stress ou de danger, laquelle influence le comportement du nourrisson (Goldberg, 2000 ; Howe et al., 1999).

Si les réactions du parent sont prévisibles et répondent précisément aux besoins du nourrisson - sous forme de soins physiques et émotionnels, de protection et de disponibilité -, ce dernier peut se sentir en sécurité et se relâcher sur le plan physique et émotionnel.

Le nourrisson ne sera pas submergé par l’anxiété provoquée par la faim, le froid, les bruits, la solitude ou par d’autres risques et dangers, et sa croyance en une figure d’attachement source de sécurité sera fermement établie.

Bien que l’anxiété suscitée par la disponibilité physique et émo­tionnelle représente la clé du développement précoce d’une relation d’attachement, avec le temps et dans le contexte de soins sensibles, le nourrisson apprend à avoir confiance, à attendre que ses besoins soient satisfaits.

Il commence à avoir confiance dans la disponibilité de la figure d’attachement, à pouvoir faire face à un certain degré d’anxiété et à tolérer une séparation brève.

La notion de « mère suffi­samment bonne » élaborée par Winnicott a mis en lumière le fait que c’est la manière dont le nourrisson fait face aux lacunes - par exemple l’inévitable délai avec lequel la mère prend le bébé dans son lit - qui est à la base de sa capacité grandissante de faire confiance au parent et de contrôler ses sentiments (Winnicott, 1965).

Ainsi, la notion de soins « suffisamment bons » renvoie à un parent disponible et en qui le nourrisson peut avoir confiance. Mais elle est également associée à des moments vides au cours desquels le nourrisson commence à croire que le parent reviendra ; débute alors le lent mais essentiel processus d’apprentissage consistant à faire face soi-même à son anxiété.

Un concept important en matière d’attachement est la capacité du nourrisson d’utiliser la figure d’attachement comme une base de sécu­rité (Ainsworth et al., 1978 ; Bowlby, 1988) en laquelle avoir confiance, pouvant être appelée ou vers laquelle retourner en période de stress.

Si la confiance du nourrisson à l’égard de la figure d’attachement s’est développée, s’il sait qu’il peut se reposer sur elle en cas de besoin, il est libéré de l’anxiété ; il devient libre d’explorer et d’apprendre de son environnement, de s’y intéresser, d’en retirer du plaisir.

Les consé­quences de cette interaction sensible et synchronisée entre parent et nourrisson sont importantes sur le plan du développement.

Lorsque le nourrisson croit en la disponibilité du parent et qu’il n’y a pas de source de menace immédiate ni de besoins insatisfaits, le système d’attache­ment n’absorbe pas d’énergie ; les sentiments, les pensées et l’activité se concentrent sur le système d’exploration.

Le parent à l’écoute non seulement autorisera mais aussi soutiendra activement l’exploration, la favorisera, restant disponible en tant que havre de sécurité pour l’enfant en cas de survenue d’une anxiété ou d’une menace.

De la même façon que le cerveau des nourrissons est programmé pour rechercher la proximité, il est programmé pour explorer l’envi­ronnement.

D’un point de vue évolutionniste, il est essentiel même pour un nourrisson encore très dépendant d’effectuer des apprentissages sur son environnement et de commencer à comprendre comment le monde physique fonctionne - il s’agit par exemple d’apprendre la différence entre une glace d’un joli rose et un morceau de savon d’un joli rose, ou le danger que représente une théière chaude.

Mais le nourrisson doit également commencer à comprendre comment fonctionne le monde social, ou la différence entre les mamans et les papas, les sœurs et les grands-mères, la famille et les étrangers. Chaque personne va représen­ter différentes sources de sécurité et d’anxiété, d’amusement ou d’incer­titude.

Dès la naissance, le nouveau-né est en alerte quant aux signaux qui concernent les environnements physiques et émotionnels, et il est prêt à apprendre les importantes leçons qui ouvrent la voie pour deve­nir un explorateur compétent et un acteur social.

Cet apprentissage a un objectif sous-jacent sérieux (fondamentale­ment, il est question de survie).

Mais pour les nourrissons qui peuvent se fier à la base de sécurité fournie par un parent stable et compétent, l’environnement, dans toute sa variété sensorielle et sociale, représente une source de plaisir excitante et stimulante.

Surtout, les nourrissons apprennent qu’ils peuvent avoir un effet sur leur environnement ; il ne s’agit pas uniquement de faire appel à leur parent s’ils sont en détresse, mais aussi de secouer le hochet pour faire un bruit agréable, ou de pousser le mobile pour faire danser les animaux en peluche.

S’il existe une différence claire entre un nourrisson dont on prend soin avec sensi­bilité et un nourrisson négligé ou abusé, elle réside dans la présence ou l’absence de curiosité, l’intérêt pour le monde et la joie qu’il suscite, ainsi que la présence ou l’absence du pouvoir d’action sur le monde (agency).

Les nourrissons maltraités deviennent souvent de fins observateurs du monde imprévisible et menaçant qui les entoure ; l’expression faciale tendue ainsi que le manque d’énergie physique et d’enthousiasme du nourrisson sur ses gardes sont tout à fait caractéristiques.

Pour ces nourrissons, l’apprentissage par le biais de l’exploration est limité à l’apprentissage de la survie ; les sentiments d’anxiété et d’impuissance prédominent.

Bien que les systèmes d’attachement et d’exploration et leur degré d’équilibre mutuel soient essentiels pour le développement, Bowlby (1969) a aussi suggéré l’existence d’un système comportemental de sociabilité ou système affiliatif, qui est moins souvent souligné dans les études portant sur la théorie de l’attachement.

L’importance des rela­tions entre pairs et des relations autres que celles avec les figures d’atta­chement peut également être comprise en termes évolutionnistes ; ces relations sont aussi cruciales en matière de survie.

La sociabilité dans le groupe peut procurer des sources complémentaires de sécurité, de camaraderie et d’opportunités d’effectuer des apprentissages sur l’envi­ronnement.

Nous savons que même les jeunes bébés sont très intéressés par les autres bébés et qu’autour de l’âge de 3 ans les enfants ont sou­vent des liens amicaux proches et intenses (Dunn, 1993).

La notion de zone proximale de développement élaborée par Vygotski (1978) permet ici d’établir un lien utile, au sein du réseau relationnel de l’enfant, entre les figures d’attachement et les autres. Vygotski a suggéré que, dans un contexte social (c’est-à-dire avec l’aide des autres), les enfants ont le potentiel d’atteindre des zones de développement qu’ils ne peuvent pas atteindre par leurs propres efforts.

L’enseignement direct, l’apprentis­sage soutenu ou le modèle qui le rend possible peut être fourni par des adultes ou des enfants plus âgés ayant plus d’habiletés ou de compé­tences, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur des familles.

Cependant, comme c’est le cas avec les comportements exploratoires, il est probable que la réussite en matière de comportements de sociabi­lité de l’enfant au sein de réseaux étendus dépende de la résolution satis­faisante des anxiétés grâce à la base de sécurité fournie par le système d’attachement.

L’énergie et la concentration mentale de l’enfant doivent être dégagées de l’anxiété afin de partager des activités et d’apprendre de frères et sœurs plus âgés, d’amis et d’adultes extérieurs à la famille.

La capacité des enfants de faire partie des scouts ou d’une équipe de football, de se faire de nouveaux amis tout en acquérant de nouvelles habiletés dépend de l’interaction complexe entre l’estime de soi et le sentiment d’auto-efficacité.

Elle dépend également de leur confiance en la probabilité que les autres leur témoigneront de l’amitié, laquelle l’emportera sur leur angoisse d’être rejetés. Tout cela est étroitement relié à leur sentiment de sécurité et à leur capacité de se fier à leur figure d’attachement en tant que base de sécurité. Comme Bowlby l’écrit :

"Du berceau à la tombe, nous sommes tous le plus heureux lorsque la vie s’organise comme une série d’excursions, longues ou courtes, à partir de la base de sécurité fournie par nos figures d’attachement. (Bowlby, 1988 in Holmes, 1993, p. 61)".

Garder la pensée à l'esprit (mind-mindedness) et la régulation de l'affect et du comportement

Les bénéfices d’un caregiving sensible, disponible et à l’écoute sont visibles dans divers comportements de sociabilité, de confiance et de compétence, depuis la première enfance jusqu’à l’adolescence ; ceux-ci découlent de l’exploration dans le contexte d’une base de sécurité disponible.

Mais pour comprendre les processus impliqués dans la promotion de la sécurité, et pour aider les parents adoptifs et ceux des familles d’accueil à exercer le rôle de parents auprès d’enfants qui n’ont pas vécu ces expériences, il est essentiel que les travailleurs sociaux et les parents saisissent l’importance de ce qui se passe dans l'esprit de l’enfant - et dans celui du parent.

Par exemple, lorsque des parents parlent au nourrisson, ou bien l’évoquent en des termes qui indiquent qu’ils peuvent voir les choses du point de vue du bébé, cela relève de la faculté de garder la pensée à l’esprit (mind-mindedness), qui présage fortement la sécurité de l’attachement (Meins et al., 2001).

La théorie de l’attachement a été décrite comme une théorie de la régulation des affects (Fonagy et al., 2002).

Cela place au centre du développement de l’enfant sa capacité de vivre des émotions et de les exprimer de manière appropriée, mais également de les réguler ou d’y faire face.

Il est facile de voir que cette idée est essentielle sur le plan du développement considéré du point de vue de l’attachement.

Cela permet de comprendre le comportement des enfants placés ou adoptés qui sont submergés par la détresse lorsqu’ils se sentent négligés, ou bien qui deviennent agressifs lorsqu’ils ne parviennent pas à faire face au monde incertain de la cour de récréation, ou encore qui sont si bloqués et traumatisés qu’ils ne peuvent pas tolérer l’intimité de la vie familiale.

Les nourrissons et les enfants doivent être en mesure d’expéri­menter et d’exprimer l’éventail complet des émotions, y compris les plus négatives comme la rage et la colère, leur comportement étant parallèlement sécurisé et maintenu dans des limites.

Mais les enfants doivent également, au quotidien, faire face aux sentiments puissants de bonheur ou de tristesse, de joie ou de colère, ou bien les réguler, de telle sorte qu’ils ne se sentent pas submergés ou ne submergent pas les autres. Ils doivent apprendre à reconnaître les différents sentiments, à les identifier, à établir des distinctions parmi eux ainsi qu’à les expri­mer sous forme de comportements qui feront que leurs besoins seront satisfaits.

Ces comportements doivent aussi être compatibles avec des relations proches agréables et être acceptables sur le plan social.

Depuis le nourrisson enragé ou dont la joie est incandescente, en passant par le jeune enfant furieux ou joyeux, l’enfant d’âge scolaire jaloux ou fier, jusqu’à l’adolescent optimiste ou déprimé, la capacité de réfléchir aux idées et aux sentiments négatifs comme positifs concer­nant soi-même ou les autres, ou de transformer ces derniers, revêt une grande importance pour ce qui est des relations.

En particulier, la capacité d’admettre la possibilité de sentiments contradictoires (je peux à la fois aimer ma mère/ma sœur/mon meilleur ami et éprouver de la colère à son égard) est essentielle pour la souplesse des pensées portant sur les émotions ; cette capacité est en lien avec la sécurité de l’attachement (H. Steele et al., 1999).

Pour des enfants insécures et maltraités, il est difficile d’accepter ces sentiments contradictoires ; leurs parents leur ont souvent envoyé le message qu’il existe des dis­tinctions claires entre le bien et le mal (« Si tu m’aimais, tu ne ferais pas ça »), et qu’il est trop dangereux d’exprimer des sentiments de colère ou qu’ils sont trop difficiles à réparer (« Si tu dis ça, je ne te pardonnerai jamais »).

Les bénéfices d’un attachement sécure sont assez spécifiques : celui-ci permet de réduire l’anxiété provoquée par le danger dans le contexte d’une base de sécurité (il s’agit là du point de départ central), mais également de développer la qualité des pensées de l’enfant, ainsi que la capacité de réfléchir à son esprit et son comportement. Comme Howe et al. (1999, p. 21) l’expriment, la « sécurité ressentie » se développe à partir de la capacité grandissante de l’enfant de « mentaliser ».

La clé d’un engagement réussi dans le monde social, pour un enfant, est l’émergence de son habileté à réfléchir sur son propre état d’esprit, mais aussi sur celui des autres (Fonagy et al., 1997, 2002). Le concept fonda­mental à saisir ici est le lien qui existe entre la manière dont les enfants pensent et la manière dont ils régulent leurs émotions et comportements.

Par exemple, saisir les conséquences que leur comportement a sur les autres constitue un pré-requis prosocial - partager la dernière barre de chocolat plutôt que s’y agripper, ou bien mettre un bras protecteur autour des épaules d’un ami qui a perdu un jeu plutôt que de se moquer de sa gêne.

De tels comportements requièrent un esprit qui comprenne ce que les autres vont penser ou ressentir, de même qu’une certaine capacité de contrôle de l’émotion sous-jacente à l’impulsion de s’agrip­per ou de se moquer.

Le développement d’une telle faculté de pouvoir garder la pensée à l’esprit (Meins, 1997) a sa source dans le fait que la disponibilité de la mère, comme souligné plus haut, correspond surtout à la disponibilité de son esprit.

C’est le plus manifeste lorsque le nourrisson fixe les yeux intéressés de son parent au visage souriant, mais c’est également important dans nombre d’aspects de l’interaction entre le parent et le nourrisson.

Une mère à l’écoute communique de manière complexe, verbalement et non verbalement, faisant savoir qu’elle comprend exac­tement à quel point le nourrisson a faim, est en colère d’attendre, à quel point il est impatient puis satisfait ; elle montre également qu’elle accepte chacun de ces sentiments comme légitime.

Elle utilise la voix pour calmer le nourrisson, le sourire pour le rassurer, et la caresse d’une main pour l’aider à se détendre. Initialement, ce sont les parents qui régulent les émotions des nourrissons, mais ceux-ci apprennent ainsi des leçons importantes qui leur permettront d’atteindre l’autorégulation.

"Le nourrisson apprend que s’éveiller en la présence du parent n’entraînera pas de désorganisation dépassant ses capacités d’adaptation. Le parent sera là pour restaurer l’équilibre.
(Fonagy et al., 2002, p. 37)"

L’esprit du parent sensible et disponible pense à l’esprit du nour­risson ou de l’enfant ; il aide l’enfant à penser à son propre esprit et à ses intentions ainsi qu’à l’esprit et aux intentions du parent et des autres.

Ce processus apparemment complexe et abstrait peut être appréhendé en fonction du rythme et de la régulation du nourrisson, en identifiant ses sentiments et en les lui faisant accepter ; mais aussi et surtout, il accompagne les commentaires ordinaires que les parents adressent au quotidien aux enfants de tous âges.

Par exemple, si la pluie a empêché d’aller se promener au parc, une mère peut dire à son fils de 3 ans :

"Tu as l'air plutôt grognon ce matin. Je crois que tu es un peu fâché et déçu qu'il pleuve trop fort pour aller jouer au parc sur les nouvelles balançoires. Moi aussi je suis déçue parce que j'avais envie de respirer un peu d'air frais. Et si je mettais une vidéo ? On va faire un câlin sur le canapé et on se sentira mieux tous les deux. Peut-être qu'on pourra aller au parc demain."

De telles communications simples sont riches en messages qui per­mettent à l’enfant de mentaliser et de réguler ses sentiments. Par exem­ple, la communication ci-dessus suggère :

"Je suis intéressée par ce qu'il y a dans ton esprit et ce qu'il y a derrière ton comportement. Je dois t'aider à identifier tes sentiments. Je dois aussi t'aider à comprendre ce qu'il y a dans mon esprit, comment je me sens et pourquoi, parce que maman aussi a des sentiments. Ma déception est à peu près la même que la tienne, mais nous avons différentes raisons ou différents buts, c'est-à-dire que tu as perdu une occasion de faire de la balançoire, tandis que j'ai perdu une occasion de respirer un peu d'air frais. Je suis ta maman et je voudrais que tu te sentes mieux. Maman aussi a besoin de se sentir mieux. Plutôt que d'être grognon ou déçu, parta­geons un peu de plaisir. Nous pouvons nous aider tous les deux à nous sentir mieux. Il y a de l'espoir, fais-moi confiance."

Un parent moins assuré, compétent, disponible ou sensible peut sim­plement dire : « Arrête ce tapage. C’est déjà suffisamment ennuyeux de ne pas pouvoir sortir pour qu’en plus tu sois vilain. »

Cette réponse renvoie un message très différent à l’enfant : « Ton sentiment de colère n’est pas raisonnable et le fait de l’exprimer est vilain et me contrarie. C’est ta faute si je suis en colère. Il n’y a rien à faire pour que tu te sentes mieux et je me sentirai mieux si tu réprimes tes sentiments. »

Une mère peut s’exprimer ainsi parce qu’elle est dans l’incapacité d’adopter le point de vue de l’enfant, mais d’autres facteurs peuvent contribuer au stress qui marque de telles réponses : le fait de devoir s’occuper d’autres enfants, d’avoir un mari qui travaille la nuit et essaie de dormir un peu, d’avoir des dettes qui font qu’il est hors de question de se procurer la toute dernière vidéo, etc.

Néanmoins, quelle qu’en soit la cause, une réponse négative et insensible de la part du parent accroît l’anxiété de l’enfant et diminue sa capacité de donner du sens à ses sentiments et d’y faire face. Cela augmente aussi la probabilité que l’enfant se mette à pleurer, ait une crise de rage ou coure en trombe dans toute la maison.

Fournir un type de commentaire plus constructif, comme dans le pre­mier exemple, permet à l’enfant de donner du sens à ce qui se passe et de développer la souplesse de ses pensées à propos de son esprit et de celui des autres ; il peut alors élaborer sur les raisons de son comportement et réguler ses sentiments.

Ce type de réponse est davantage susceptible de rassurer l’enfant, de le calmer et de lui fournir un soutien pour jouer et explorer.

Un tel étayage verbal et non verbal (Vygotski, 1978) est en mesure d’aider l’enfant à atteindre des zones de développement, que ce soit en termes d’exploration ou de faculté de garder la pensée à l’esprit, ce qui ne serait pas possible autrement.

Un autre exemple est fourni par un parent qui aide un jeune enfant à faire un puzzle.

La première étape consiste à s’assurer que le niveau de difficulté convient à l’enfant, puis à s’asseoir avec lui, à commenter l’image, et à glisser les bonnes pièces en direction des vides pour que l’enfant puisse les découvrir et les placer.

Mais dans le même temps, l’adulte identifie les sentiments de frustration et d’excitation de l’enfant et l’aide à les exprimer ; pour ce faire, il l’encourage, le complimente, s’émerveille, le console et le félicite chaque fois qu’une pièce corres­pond ou ne correspond pas, ou bien quand le puzzle est terminé.

Nous voyons là le fait d’être à l’écoute, de fournir une base de sécurité et du soutien pour agir et explorer.

Une partie de ce processus d’apprentissage de la faculté d’avoir l’esprit des autres à l’esprit consiste, pour l’enfant, à comprendre que les autres sont des êtres animés d’intentions et porteurs d’objectifs.

La mère admet l’objectif de l’enfant de réussir son puzzle, mais elle peut communiquer son propre objectif, à savoir qu’une fois que le puzzle sera terminé, elle devra arrêter de jouer pour préparer le dîner.

La durée du jeu doit faire l’objet d’une négociation, en s’appuyant sur une communication ouverte à propos de ces différents objectifs.

C’est le fondement de l’étape de la formation de l’attachement décrite par Bowlby comme un « partenariat corrigé quant au but » ( « goal corrected partnersbip ») ; celui-ci devient possible autour de l’âge de 3 ans (voir plus loin dans ce chapitre).

Mais il est important que les enfants sachent établir des distinctions entre les actions délibérées et les actions accidentelles ou fortuites. En effet, les objectifs et les intentions constituent une part significative de ce qui permet d’attribuer un sens aux actions dans le cadre des rela­tions, c’est-à-dire à ce qu’a une personne à l’esprit à un moment donné.

Par exemple, si un père coince accidentellement le doigt de sa fille dans la fermeture éclair de son manteau, il est nécessaire, pour la relation comme pour l’« éducation » sociale et morale de l’enfant, que ce dernier comprenne qu’il s’agit d’un accident.

Le père sait dans son esprit qu’il essayait d’aider sa fille et que c’était un accident ; mais il doit réfléchir à ce que sa fille peut avoir à l’esprit et comprendre que celle-ci peut avoir peur aussi bien qu’avoir mal, être en colère aussi bien qu’en détresse.

Il va devoir câliner l’enfant, s’excuser sur un ton aimant, identifier ses sen­timents contradictoires, expliquer ce qui s’est passé, mieux embrasser le doigt et peut-être proposer de mettre une crème spéciale sur le doigt pour s’assurer qu’il guérisse.

Il peut jouer à remonter la fermeture éclair avec sa fille à la fois pour qu’elle se sente plus compétente et pour qu’elle se fie à lui.

Celle-ci peut alors recevoir le message que sa représentation mentale d’un père aimant, disponible et protecteur peut être mainte­nue, malgré le fait qu’elle a mal, et ce en établissant la distinction entre l’intention et le manque d’intention sous-jacents au comportement.

À travers ce modèle, l’enfant apprend une autre leçon très impor­tante : comment arranger les choses, comment réparer si quelqu’un est blessé à cause de son action.

Par la suite, si l’enfant heurte acci­dentellement sa mère avec son tricycle ou bien déchire une page d’un livre, la mère va signaler et identifier ce qu’elle ressent ; l’enfant pourra ainsi comprendre que même des actions accidentelles ont des consé­quences pour les autres, mais, par son ton apaisant, la mère renforce aussi la possibilité que l’enfant comprenne la notion d’« accident ».

Si l’action est délibérée, elle peut également faire l’objet d’une discussion et être identifiée. Dans l’un et l’autre cas, l’enfant dispose d’un modèle (fondé sur l’incident de la fermeture éclair et beaucoup d’autres de ce genre) sur la manière de réfléchir aux sentiments de quelqu’un d’autre, de réparer ce qui s’est passé, de gagner le pardon de la personne et d’accepter que nous faisons tous des erreurs.

Ces incidents provoquent des sentiments forts chez l’enfant, mais il est possible de commencer à leur donner une forme et un sens en les accompagnant du commentaire ou de l’étayage approprié.

Ils revê­tent ainsi un sens aux yeux de l’enfant et favorisent la richesse de son éducation émotionnelle, laquelle renforce également l’enfant.

Il s’agit donc que le parent ait la capacité de penser et de réfléchir à ses propres sentiments et comportements ainsi qu’à ceux de l’enfant et des autres ; et il doit aider l’enfant à en faire de même.

Cette capacité complexe donne à l’enfant la possibilité de réguler ses émotions et de contrôler plus efficacement son comportement dans le monde social.

Le fait de comprendre que les autres - adultes ou enfants - ont des pensées et des sentiments différents des siens mais aussi qu’il faut en tenir compte est partie prenante de la négociation des relations à l’inté­rieur comme à l’extérieur de la famille.

Si ton frère veut aussi un mor­ceau de ce gâteau, cela doit être négocié et il faut que tu contrôles tes propres sentiments - car tu peux désirer avoir tout le gâteau, éprouver de la colère ou du ressentiment, ou bien vouloir faire plaisir à ton frère.

Si une petite fille nouvelle à la crèche pleure parce que sa maman l’y a laissée pour la première fois, elle peut avoir besoin de ton aide et, par empathie, tu peux décider de lui prêter ton jouet préféré. Si, dans la cour de l’école, tu veux qu’un garçon te rende ta balle, tu vas devoir contrôler ta colère et ton anxiété et, parmi plusieurs comportements possibles, en choisir un qui correspondra à la stratégie la plus efficace pour parvenir à tes objectifs.

Frapper la fille et s’agripper à la balle ou bien proposer de jouer ensemble à la balle aura des conséquences très différentes, et il faut réfléchir à toutes les options. La pause pour penser est un moment crucial où les enfants qui peuvent mentaliser réfléchis­sent à la manière d’un ordinateur ultrarapide à ce que pourraient être, d’après eux, les conséquences de leurs actions.

Il s’agit de réfléchir à ce qui permettra d’obtenir des récompenses tout comme à ce qui fera éviter des punitions, mais, plus subtilement, à l’influence qu’auront les diverses options sur l’esprit des autres et sur son propre esprit (par exemple éviter la honte et la culpabilité).

Cette adoption d’une autre perspective que la sienne est rendue possi­ble par une modification du développement qui intervient généralement autour de l’âge de 3 à 4 ans.

Les enfants développent alors ce qui est connu sous le nom de théorie de l’esprit ; il s’agit de la conscience des autres esprits, et elle est au fondement de la faculté de garder la pensée à l’esprit, manifeste dans de nombreux modes relationnels et situations.

À ce stade du développement, les enfants commencent à intégrer dans leurs représentations mentales que les autres ont un esprit animé de pensées, de sentiments, d’objectifs et d’intentions différents des leurs.

Cela enrichit leur sentiment du caractère unique de leur propre esprit, alors qu’ils comprennent que leurs pensées et leurs idées ne sont pas for­cément partagées par les autres ou connues d’eux - d’où la magie de la découverte de la capacité de réussir à mentir ou de garder un secret pour la première fois.

Tu sais que tu as pris le dernier biscuit, mais ta mère peut-être pas. De façon plus directe, si tu préfères les yaourts à la fraise, tu vas devoir le dire - toi tu le sais, mais ta grand-mère peut-être pas.

Bien qu’il s’agisse d’une modification du développement qui inter­vient vers l’âge de 3 ou 4 ans, les enfants dont les relations sont sécures développent cette capacité de comprendre les autres esprits de façon précoce, dès la première enfance.

Les fondements de l’empathie et de l’adoption d’une autre perspective résident dans la manière dont l’exer­cice parental est exercé sur des enfants sécures, et dont leurs sentiments sont reflétés, identifiés et pris en compte même au cours de la première année de vie.

Au contraire, si les enfants, dans leurs premières années, ne bénéficient pas de soins sensibles favorisant leur capacité d’adopter la perspective des autres et d’être coopératifs, ils restent accablés et confus à propos de leur esprit et de celui des autres ; ils pensent souvent au pire (par exemple que les autres sont hostiles) alors que leur anxiété demeure élevée.

Les thèmes de la faculté de garder la pensée à l’esprit (mind-min-dedness), chez les enfants et chez les parents, et de la régulation des sentiments et du comportement sont traités dans l’ensemble du livre.

En effet, nous nous concentrons sur la façon dont l’esprit et le compor­tement interagissent chez des enfants sécures et insécures.

Lorsqu’ils aident les enfants adoptés ou placés à modifier leurs comportements les plus problématiques et posant le plus de difficultés, les parents de familles d’accueil et les parents adoptifs doivent particulièrement veiller à offrir des expériences et des modes de relations donnant aux enfants une idée de ce qui se passe dans leur propre esprit comme dans celui des autres.

Cela impliquera souvent une rééducation émotionnelle et cognitive des enfants placés et adoptés. Celle-ci nécessite un rôle paren­tal très ciblé, qui doit saisir les opportunités dans de nombreux aspects des soins quotidiens, depuis le lever de l’enfant jusqu’à son coucher.

En particulier, elle implique l’usage conscient de commentaires réfléchis et l’introduction de stratégies spécifiques, comme la lecture de livres d’his­toire qui permettent d’explorer et d’identifier une gamme importante d’émotions différentes et contradictoires, et qui donnent l’occasion de réfléchir à l’esprit des autres.

Les occasions d’utiliser ces stratégies sur­viennent spontanément dans de nombreuses familles, mais elles doi­vent faire partie de la formation des parents de familles d’accueil et des parents adoptifs.

Ceux-ci ont souvent à adopter de telles stratégies lorsque les enfants leur paraissent trop âgés pour eux, ou bien quand les enfants sont tout d’abord peu disposés à réfléchir à l’esprit des autres ou au leur, ou sont trop anxieux pour le faire.

L’absence de la capacité d’adopter la perspective des autres et l’absence de la faculté de mentaliser sont de véritables obstacles à la construction de relations ainsi qu’à la régulation des émotions et comportements chez des enfants insécures ou ayant été maltraités.

Adaptation, représentations mentales et modèles internes opérants

Étant donné que des enfants différents évoluant dans des environne­ments différents vont se développer différemment, il nous faut adop­ter la perspective de l’attachement en nous servant de certains de ses concepts clés pour déterminer les origines des voies de développement des enfants, qui sont multiples.

L’essence du processus de développement réside dans le fait que le nourrisson et l’enfant apprennent à s’adapter à l’environnement rela­tionnel spécifique qui est le leur. Ils doivent organiser leur comportement en fonction de la manière dont ils sont traités, de la manière dont leurs besoins sont satisfaits, et de la manière dont sont perçus leurs compor­tements d’attachement et d’exploration.

Les représentations mentales qu’ils se forgent sur la base de l’expérience leur permettent de donner du sens à leur environnement. Depuis la première enfance, les diffé­rents aspects de l’environnement, y compris les personnes importantes dans leur vie, font l’objet de sentiments, de réflexion, d’évaluation ou d’appréciation.

Une appréciation consiste à attribuer une valeur positive ou négative aux objets, aux expériences, aux gens et au moi - par exem­ple : « miam miam la compote », « c’est horrible un shampoing », « il est drôle papa » ou « l’adorable bébé ».

Le processus de transformation de telles informations en représentations mentales de l’environnement entraîne un comportement d’anticipation chez l’enfant - accueillir avec joie la compote, hurler lorsque le shampoing est imminent, s’exciter quand papa veut jouer, et se blottir avec confiance dans les bras d’un grand-parent affectueux qui veut faire un câlin.

L’information que reçoit le nourrisson et les appréciations concer­nant ce qu’il doit attendre des autres sont initialement centrées sur la relation avec les caregivers principaux.

Avec le temps et la maturité, le nourrisson internalise la base de sécurité fournie par les figures d’attachement grâce au processus de la représentation mentale.

L’enfant développe une idée de celui qui prend soin de lui et peut la garder à l’esprit, de sorte que la présence physique continue de ce dernier devient moins nécessaire au moment où l’enfant apprend à marcher.

C’est un concept à la fois simple et complexe dans ses implications, car la représentation mentale du parent ne correspond pas seulement à sa personne, mais aussi aux sentiments et idées qui lui sont associés - en particulier, le parent donne-t-il ou non à l’enfant le sentiment d’être en sécurité et aimé, et l’enfant croit-il que le parent sera disponible en cas de stress ?

Les expériences dans le domaine de la relation de caregiving sont particulières ; elles entraînent le développement d’une part importante des représentations mentales de soi-même, des autres et des relations. Bowlby les a nommées modèles internes opérants (internai working models) ; ceux-ci sont au fondement des attentes, des croyances et des comportements.

"C’est un présupposé de la théorie de l’attachement contem­poraine que les modèles opérants sont si profondément enracinés qu’ils influencent les sentiments, les pensées et les comportements de manière inconsciente et automatique. Ils agissent ainsi, d’après Bowlby, en dirigeant l’attention de l’enfant vers des actions et des événements particuliers dans son monde, en modelant ce dont l’enfant se souvient ou pas, et en guidant de la sorte son comportement à l’égard des autres et donc le leur à son égard. (Belsky et Cassidy, 1994, p. 379)"

L’enfant dont les signaux et les besoins font toujours l’objet d’une réaction de la part du parent pense à celui-ci en tant qu’être disponible et aimant ; son moi est efficace, valorisé et aimé.

De son côté, un enfant dont les signaux et les besoins sont traités de manière inconstante ou sont rejetés par le parent développe le modèle d’un parent indispo­nible ou hostile, et d’un moi à la fois impuissant et ne méritant pas d’être aimé.

Ces représentations mentales sont ensuite utilisées pour prédire comment les autres vont probablement se comporter ainsi que la manière dont le moi peut ressentir, penser et nécessiter de l’attention.

L’enfant qui commence à marcher, l’enfant d’âge scolaire, l’adolescent et plus tard l’adulte anticipent les réactions positives et négatives d’une personne rencontrée pour la première fois, et ce à la lumière des souve­nirs engrangés à partir d’expériences antérieures.

C’est ce qui établit les modèles internes opérants.

Le modèle interne opérant qui découle de la relation d’attachement avec des caregivers principaux spécifiques revêt une importante signification pour ce qui est de la formation des attentes vis-à-vis de soi-même et des autres. Cependant, les enfants peuvent connaître des expériences variées avec des figures d’attachement différentes, et avoir des attentes et donc des modèles internes opérants différents à leur égard.

Ainsi, un jeune enfant peut apprendre que : « Si je tombe, je peux toujours aller voir mon père qui s’occupera de moi et me réconfortera », mais que : « Si je tombe, ma mère va me dire d’arrêter ce tapage ».

Il est donc plus juste de dire que les enfants ont de nombreux modèles internes opé­rants qui influencent leurs perceptions et leurs comportements durant l’enfance.

Il est important de garder à l’esprit que, pour certains enfants, pré­voir comment les autres vont probablement se comporter va leur per­mettre d’apprendre quelle est la disponibilité d’un parent sensible. Pour d’autres enfants, il s’agira d’apprendre la probabilité qu’un parent soit indisponible ou violent s’il a trop bu.

Ainsi, l’environnement relationnel particulier détermine la nature précise de l’émotion apprise (par exem­ple la joie ou la peur), laquelle interagit avec l’appréciation cognitive de la personne (aimante ou dangereuse), et la réaction comportementale appropriée (approcher ou éviter).

De la sorte, les modèles internes opé­rants s’appuient sur des expériences relationnelles passées et condui­sent à un ensemble de réactions comportementales probables ; celles-ci correspondent à des stratégies pour parvenir à un certain degré de sécurité. Il est bien plus difficile pour les enfants de s’adapter ou d’orga­niser une réaction lorsque le comportement du parent est imprévisible et parfois effrayant.

Comme l’article classique de Mary Main (1991) le suggère, au sein d’une même relation - comme c’est souvent le cas en matière d’abus et de négligence -, les multiples modèles opérants de soi-même et de l’autre personne peuvent troubler les enfants qui n’auront plus alors qu’un modèle incohérent d’eux-mêmes comme des autres.

La mémoire et les modèles internes opérants

Le rôle de la mémoire est très important ici, en ce sens que « les modèles internes opérants impliquent des processus défensifs qui influencent la façon dont l’individu perçoit et se souvient de ses expériences » (George, 1996, p. 413). C’est un thème utile pour donner du sens aux différentes manières dont les enfants placés et adoptés vivent leurs expériences.

En particulier, les souvenirs des expériences influencent les modèles internes opérants, mais les modèles internes opérants influencent aussi la manière dont les expériences sont perçues et stockées en tant que souvenirs.

Ainsi, l’expérience d’un caregiving sensible ou négligent influence les attentes de l’enfant concernant la disponibilité et le sou­tien des adultes. Mais ces attentes influencent également ce que l’enfant retient et ce dont il se souvient ; cela amorce ses attentes vis-à-vis des événements et des expériences futurs.

Nous avons tendance à la fois à voir et à nous souvenir de ce que nous nous attendons à voir. Il semble qu’il soit plus facile pour l’esprit humain de rechercher et de trouver confirmation de nos attentes à l’égard des autres, de les faire rentrer dans les cadres dont nous disposons, plutôt que d’utiliser les nouvelles « informations » issues de nos différentes expériences pour changer ces cadres.

Tel est le défi des soins prodigués au sein de familles adoptives ou d’accueil : l’objectif est de créer des expériences et des souvenirs sécures qui vont modifier les attentes négatives à l’égard du monde et les modèles formés à son sujet.

La mémoire prend de nombreuses formes, mais trois d’entre elles sont particulièrement utiles pour donner un sens aux expériences d’attache­ment des enfants (Crittenden, 1995 ; Diamond et Marrone, 2003). Il y a tout d’abord la mémoire procédurale, qui est la mémoire des expé­riences de type non verbal, ou de celles qui surviennent au stade préver­bal de la vie d’un enfant.

Elle peut comprendre des souvenirs simples ou des « procédures » apprises, telles que la manière d’utiliser une cuiller ou de faire du vélo, lesquelles deviennent automatiques et ne nécessi­tent pas de pensée consciente.

Mais elle comprend aussi des souvenirs d’expériences de relations de caregiving. Typiques ici sont les « souve­nirs » sensoriels précoces de se sentir au chaud, en sécurité et aimé ou, à l’opposé, les souvenirs de traitement cruel, de peur et d’anxiété.

Ces souvenirs précoces qui appartiennent à la mémoire procédurale exis­tent à un niveau totalement inconscient ; néanmoins, ils sont stockés dans le cerveau et ont le pouvoir de rassurer ou de perturber les enfants pour des raisons qu’ils seraient incapables d’exprimer avec des mots.

Ces souvenirs et les sentiments qu’ils provoquent peuvent resurgir au gré d’expériences sensorielles, telles qu’une odeur ou un son particulier, ou d’un incident fortuit dans un programme télévisé.

Dans le domaine de l’adoption et du placement, connaître la puis­sance de tels souvenirs peut nous aider à comprendre pourquoi les enfants qui ont vécu des expériences difficiles ou traumatisantes ne sont pas toujours en mesure de se livrer, ni d’expliquer la raison pour laquelle ils se comportent comme ils le font.

Cela n’est pas nécessaire­ment dû au fait que les enfants ne veulent pas parler de leur passé ou de leurs sentiments ; ils peuvent simplement ne pas être capables de relier leur comportement et leurs idées à des expériences ou des aspects spécifiques de leurs relations passées. (Cela peut aussi s’expliquer par le fait que les souvenirs d’expériences traumatisantes ont occasionné des mécanismes de défense, l’enfant ayant alors une réaction de disso­ciation qui met le souvenir hors de portée.)

Les connexions qui pour­raient expliquer pourquoi les enfants ressentent ce qu’ils ressentent et se comportent comme ils le font représentent parfois autant un mystère pour eux que pour ceux qui prennent soin d’eux.

Il est approprié de demander « pourquoi ?» à un enfant, mais celui qui ne peut pas répon­dre à cette question - et cela arrive souvent - doit être aidé par le parent pour établir des connexions.

Dans une nouvelle famille, l’enfant a besoin de vivre des expériences procédurales fondamentalement différentes ; elles commenceront à modifier ses modèles internes opérants.

Il peut s’agir d’expériences de soin physique, de prévisibilité, d’amour et de sécurité qui revêtent un sens et alimentent son système mémoriel, changeant ses attentes incons­cientes et ses croyances.

Ces expériences doivent être fiables, prévisibles et répétées au fil des années avant de commencer à être internalisées et à s’intégrer dans un nouveau modèle interne opérant.

D’autres types de souvenirs forment ce qui est appelé la mémoire autobiographique ; au niveau le plus conscient, elle façonne l’histoire de vie que nous nous racontons et que nous racontons aux autres.

Un type de mémoire autobiographique est constitué par la mémoire épisodique.

Parmi toutes les expériences de notre vie, nous nous souvenons de manière sélective d’événements clés ; il s’agit généralement de ces incidents qui revêtent une signification particulière dans la manière dont nous nous considérons et considérons notre monde.

Ils deviennent des repères qui définissent notre histoire et nourrissent directement notre mode de développement et les idées que nous avons sur nous-mêmes ainsi que sur les personnes clés de notre passé, et ce même à l’âge adulte.

Il en est ainsi de cette jeune adulte ayant grandi en famille d’accueil et qui se souvient de sa mère biologique :

"Ma maman oubliait, à cause de l'alcool, elle oubliait tout simplement de venir me chercher à l'école, et je savais toujours que s'il y avait une voiture de police sur le parking, elle était là pour me ramener à la maison. (Donna, 24 ans).

Deux autres exemples issus de la même étude consacrée à des adultes ayant grandi en famille d’accueil (Schofield, 2003) sont donnés ci-après. Les souvenirs qui y sont livrés sont radicalement différents, le premier, positif, portant sur un épisode précoce de détresse, le deuxième, négatif, sur la réaction d’une mère biologique.

"Nous étions très proches, ma mère et moi. Elle avait l'habitude de m'asseoir sur le siège arrière de son vélo et de m'amener régulièrement à la garderie. Je me souviens qu'on a écouté ensemble une histoire et, à l'époque, j'avais un panda en peluche noir et blanc que j'amenais partout. Un jour, je l'ai laissé à la maison et j'ai été affolé toute la journée. L'école a appelé ma maman au travail, elle est allée à la maison le récupérer et l'a ramené à l'école. C'est mon véritable premier souvenir. (Léo, 24 ans)"

"Je me souviens d'un incident. Ma maman m'a donné une pièce de 50 cen­times pour aller lui chercher des sucreries au magasin, j'avais environ 5 ans, quelque chose comme ça. Je suis sortie et la pièce est tombée dans l'égout. Je suis revenue à la maison et elle a dit : « Tu ne reviendras pas dans cette maison avant d'avoir retrouvé cette pièce de 50 centimes » … Je m'en souviens très clairement. Je suis sortie et il faisait très sombre, les portes étaient fermées et les fenêtres étaient fermées et… J'avais 5 ans et j'ai dormi dehors sous une haie. C'est le voisin qui m'a trouvée. (Claudia, 18 ans)"

Même en racontant, en se « souvenant » de ces histoires à l’âge adulte, il est manifeste que les émotions, très différentes - l’affection et la gratitude chez Léo, la peur et la colère chez Claudia -, sont encore présentes.

La mère de Léo est morte quand il avait 6 ans et il a été abusé physiquement par son beau-père avant d’être placé dans une famille d’accueil à l’âge de 11 ans.

Claudia a été placée peu de temps après cet incident, mais elle a eu peur de sa mère biologique tout au long de son enfance en famille d’accueil.

Bien que ces deux jeunes adultes aient connu des placements stables, il n’est peut-être pas surprenant qu’en tant que jeune adulte Claudia soit émotionnellement fragile, tandis que Léo a pu suivre une thérapie et a pu se servir de ses bases de sécurité précoces, de même que du sentiment de sécurité continu vécu en famille d’accueil, pour établir une vie adulte réussie et stable.

L’existence de tels souvenirs épisodiques et le sens qu’ils prennent avec le temps jouent un rôle dans la formation des attentes vis-à-vis de soi-même et des autres au sein des relations.

Ces souvenirs sont conscients et il est possible, avec de l’aide, d’y accéder et de leur donner un sens.

Par la suite, beaucoup d’enfants placés et adoptés prennent aussi du plaisir aux moments familiaux particuliers ; ils leur procurent de nouveaux souvenirs stockés pour leur vie adulte.

Béatrice se souvient ainsi de la mère de sa famille d’accueil qui est maintenant devenue la grand-mère de ses propres enfants :

"Je veux dire que si tu avais une éraflure sur le genou, elle était toujours là pour toi… des câlins… des pansements sur ta jambe et tout ça. Elle nous accueillait toujours les bras ouverts quand on sortait de l'école. (Béatrice, 28 ans)"

Ce souvenir lui fournit encore aujourd’hui un modèle qui l’aide dans son propre rôle de parent et de caregiver.

Un deuxième type de mémoire autobiographique est appelé mémoire sémantique. Elle consiste en la mémoire du langage utilisé pour se défi­nir et définir les autres ; ce sont les messages qui sont conservés, éma­nant souvent des autres personnes significatives, comme les parents, les grands-parents ou les enseignants.

Ces messages contribuent à la formation, chez l’enfant, de représentations mentales et de modèles internes opérants. L’enfant rassemble ses souvenirs pour en faire un récit.

La mémoire autobiographique tente de donner forme à cette his­toire du moi, les souvenirs sémantiques et les épisodes clés commençant à être reliés. « Je me souviens que mon papa a dit qu’il était très fier de moi dans mon nouvel uniforme d’école et parce que j’avais bien réussi la compétition de sport. »

Ou bien : « Je me souviens que je me sentais humilié en classe et ma mamie disait que j’étais stupide. »

Par ailleurs, il peut y avoir des souvenirs contradictoires : « Ma mamie a dit que j’étais stupide, mais j’ai réussi mes examens et mon prof de math a dit que j’étais bon en math. » De telles complexités ne sont pas rares.

Pour les enfants qui arrivent dans de nouvelles familles, les souvenirs précoces d’avoir été traités ou qualifiés de « mauvais » ou d’« inutiles » doivent être contrés par les souvenirs de parents adoptifs et de familles d’accueil les évoquant fièrement comme « gentils », « utiles », « adora­bles ».

Toutefois, ces messages peuvent devoir être délivrés indirecte­ment (par exemple dans des conversations que l’enfant surprendrait), car c’est seulement lorsque les enfants ont commencé à se fier aux inten­tions, à l’esprit du parent qu’ils peuvent se risquer à entendre et à croire à ces nouveaux messages - thème abordé tout au long de l’ouvrage.

Tous les enfants trient ces souvenirs négatifs et positifs pour se bâtir des modèles pouvant donner du sens à l’expérience.

Mais les enfants placés et adoptés, dont les histoires sont complexes et contradictoires, doivent être activement aidés par les adultes pour contrôler ces souvenirs et se construire un sens du moi réaliste, équilibré et généralement positif.

Même une brève exposition à des soins positifs dans des structures d’hébergement de court terme, de répit ou de soutien peuvent fournir l’occasion de souvenirs différents, lesquels vont semer le germe d’une révision des attentes familières négatives.

Cependant, ces messages et ces souvenirs positifs doivent être fréquemment évoqués, avec sensi­bilité, et renforcés chez les enfants dont les idées négatives à propos d’eux-mêmes sont profondément enracinées et qui sont résistants au changement.

Pour les parents de familles d’accueil et les parents adoptifs, il est important de réfléchir à la manière dont de nouveaux souvenirs de tout genre, plus positifs, sont générés, stockés et pensés en tant qu’histoi­res de famille. Mais il est également important qu’ils réfléchissent à la manière dont des souvenirs plus difficiles peuvent refaire surface de façon inattendue dans des moments de stress ou de défi.

Des souve­nirs tristes, traumatisants et effrayants de toute sorte peuvent être pré­sents mais inconscients, ou bien effacés, tout en continuant à influen­cer le comportement.

Les enfants peuvent finir par s’autoriser à vivre de nouvelles expériences positives pour redonner forme, de manière fondamentale, à leurs modèles internes opérants.

Mais ils continueront, même à l’âge adulte, à devoir contrôler des sentiments et des souvenirs perturbants, susceptibles d’émerger à des moments inattendus en réac­tion à certains facteurs déclenchants, ou bien de persister dans les rêves.

La vie en famille d’accueil et adoptive a pour réel don de faire acquérir des stratégies permettant de contrôler ce type de moments. En parti­culier, les parents ont à favoriser la coconstruction de nouveaux récits (Grossman et al., 1999), en aidant les enfants à mettre en mots les sou­venirs, les idées et les sentiments, puis à les utiliser pour développer des comptes-rendus cohérents de leur histoire et de ce qu’ils sont, lesquels constituent les traits caractéristiques de la sécurité.

Les voies du développement : continuité et changement des modèles internes opérants

Comme cela a déjà été suggéré, les nouvelles expériences peuvent venir confirmer nos attentes et nos croyances ou les remettre en question. Les modèles internes opérants ne sont pas considérés comme fixés dans la petite enfance, ils peuvent changer.

Ce sont des modèles « opérants », c’est-à-dire qu’ils peuvent s’adapter au fil du temps, les expériences pou­vant correspondre à des modèles existants ou nécessiter leur révision.

De telles idées sont centrales pour que le concept de modèles internes opérants soit utile dans le contexte du placement et de l’adoption, que ce soit en termes de persistance de certaines représentations mentales ou de potentiel de changement.

En effet, c’est sur cette possibilité de changement dans le contexte d’environnements familiaux différents que repose l’espoir pour les enfants.

Il peut être utile de penser la diversité des cheminements possibles durant l’enfance et l’âge adulte en termes de voies de développement. Bowlby (1973) a conceptualisé ces voies sous forme de rails de voie ferrée.

Avec le temps et en réaction à différentes expériences qui inter­agissent avec les caractéristiques de l’individu, le train peut bifurquer et quitter la voie principale qui mène à la santé mentale.

Mais il existe une possibilité de revenir sur cette voie principale grâce aux événements, aux autres personnes (par exemple l’aide d’un thérapeute, de nou­velles relations) ou à l’action de la personne elle-même (par exemple en s’efforçant de réussir des études).

Les voies suivies sont toujours le résultat d’interactions entre les individus et leurs environnements, entre les mondes intérieur et extérieur.

Plus le train quitte la voie principale, plus il est difficile qu’il y revienne, mais il existe toujours la possibilité que les lignes se rejoignent plus tard. Ce modèle inclut la notion de points de jonction ou de tournants de vie, les différents choix possibles pouvant avoir des conséquences très différentes ; cet élément du modèle est en lien avec les théories de la résilience (Rutter, 1999).

Sroufe (1997), lui, a utilisé l’analogie de l’arbre pour décrire les voies de développement.

Depuis le pied de l’arbre, chaque personne suit sa propre voie à travers le tronc et le long de branches différentes qui mènent à des devenirs différents aux extrémités feuillues.

Ce modèle est également transactionnel, puisque divers facteurs environnementaux interagissent avec un ou plusieurs facteurs chez l’enfant ; ou bien parce qu’un aspect particulier du système auquel appartient l’enfant (par exemple la santé ou l’éducation) a un rôle de catalyseur et déclenche le changement des autres facteurs.

Ainsi, l’enfant perturbé qui se décou­vre un talent pour le sport a besoin d’un enseignant pouvant prendre en compte ses difficultés comportementales antérieures.

L’enfant qui prend du plaisir à jouer avec des enfants plus jeunes et à prendre soin d’eux nécessite que la famille d’accueil ou adoptive le soutienne et lui fasse progressivement confiance.

Plus l’enfant a été blessé et plus il est éloigné des voies qui mènent à la santé, plus son environnement doit le soutenir et le rediriger.

Les changements de direction qui comptent sont ceux qui sont durables et qui ont pour effet d’améliorer les prin­cipaux aspects du moi et des relations, qu’il s’agisse de l’estime de soi, de l’auto-efficacité, du plaisir pris à la proximité ou de la régulation des affects.

Par essence, le changement qui est susceptible d’avoir un effet durable est celui où l’état d’esprit de l’enfant se modifie ; de nouveaux modèles internes, plus constructifs et cohérents, commencent alors à l’emporter sur les anciens modèles de soi-même et des autres.

Les voies suivies par les enfants ne sont pas fixées pour le meilleur ou pour le pire ; les modèles internes opérants peuvent s’adapter et changer, ainsi que le suggèrent les métaphores d’un voyage et d’une croissance organique développée ci-dessus.

Cependant, il importe de reconnaître qu’il existe un certain degré de continuité et de résistance au changement lié au fait que les croyances et les attentes à l’égard de soi-même et des autres peuvent devenir effectives ou se réaliser.

Si nous prenons l’exemple simple d’une petite fille qui pénètre dans une cour de récréation pour la première fois, il est possible d’imaginer toute une diversité de conséquences en fonction de la manière dont l’enfant aborde ce défi sur le plan du développement.

Si elle croit qu’elle est une attachante petite fille de 5 ans douée pour se faire des amis et qu’elle s’attend à ce que les autres l’aiment bien et veuillent jouer avec elle, les signaux qu’elle envoie, par le biais de son expression faciale, de son langage corporel et de sa réaction chaleureuse à l’approche des autres, seront salués par les autres enfants par une invitation certaine à se join­dre à leur activité et à entrer en relation.

À l’opposé, si l’enfant pénè­tre dans la cour en croyant, d’après son expérience, qu’elle n’est pas digne d’être aimée et qu’elle s’attend à ce que les autres soient indiffé­rents ou vraiment menaçants, les signaux renvoyés par son expression faciale et son langage corporel correspondront à de la détresse et de l’impuissance, ou bien à de la méfiance, de l’agressivité et de la pro­vocation.

Les autres enfants, qui recherchent des camarades de jeu et une compagnie réciproque, resteront à l’écart d’un enfant qui peut les rendre confus soit par sa détresse et ses exigences insistantes, soit par son agressivité.

Ainsi, l’enfant qui anticipe le rejet le rencontrera d’autant plus, et c’est justement ce qu’il craint le plus ; mais il trouvera également confirmation de son modèle interne opérant d’un moi ne méritant pas d’être aimé et de l’hostilité des autres, renforçant ainsi ses attentes et son comportement dans l’avenir.

Cette tendance à agir de telle sorte que cela entraîne la confirmation de nos modèles internes opérants se développe dans l’enfance et l’ado­lescence et se prolonge jusqu’à l’âge adulte.

Des parents biologiques perturbés, anxieux et en colère qui recherchent de l’aide auprès d’orga­nismes professionnels - que ce soit par le biais de leur médecin ou des services sociaux - peuvent provoquer la même réaction de rejet chez ces professionnels que celle que provoquent les enfants chez d’autres enfants ainsi que chez les familles d’accueil et adoptives.

Comme c’est le cas pour les enfants, cela intensifie l’anxiété et peut accroître la défiance et la colère. Il est évident que les familles d’accueil, les parents adoptifs et les travailleurs sociaux ne sont pas à l’abri de telles spirales des­cendantes.

En cas de stress, nous sommes tous capables d’avoir recours à des stratégies défensives qui aliènent les autres et se révèlent contre-productives ; elles nécessitent une intervention extérieure, sensible et attentive, pour nous sortir de l’enlisement et nous extraire du trou.

Il convient de donner du sens à cette possible persistance de modèles relationnels ; cela permet en grande partie de comprendre ce dont les enfants, issus d’environnements perturbés de diverses façons, sont porteurs au moment de leur placement dans des familles d’accueil ou adoptives.

Les nourrissons, les enfants et les adolescents placés et adop­tés qui sont défiants, suspicieux et ne se sentent pas dignes d’être aimés adoptent souvent des comportements qui provoquent et perpétuent le rejet. Ils sont porteurs de stratégies qui les aident à s’adapter et à survivre dans des contextes familiaux défavorables.

Comme Stovall et Dozier (1998, p. 65) l’ont décrit dans leur étude portant sur des nour­rissons placés, même des bébés accueillis dans de nouvelles familles après avoir vécu des négligences ou des abus ne sont souvent pas en mesure de susciter des soins adéquats ni d’y réagir.

Les nourrissons peuvent être très passifs et fermés ou bien agités et en colère. Ils ne parviennent pas à signaler leurs besoins et ne réagissent pas normale­ment au visage souriant d’un parent ou à un toucher doux. Ils peuvent paraître indépendants et résister aux soins. Il y a peu de satisfaction à prendre soin de tels bébés car il est difficile de les réconforter ; ceux qui prennent soin d’eux peuvent donc même éprouver qu’ils ont échoué.

Pour les enfants maltraités et perturbés qui sont accueillis dans de nouvelles familles, la principale difficulté réside dans leur profond manque de confiance et le fait que les adaptations pour survivre les ont rendus très résistants à l’acceptation d’expériences de caregiving nouvelles et différentes ainsi qu’aux apprentissages qui peuvent en être retirés.

Il peut être difficile pour les enfants maltraités, en parti­culier, de traiter de nouvelles informations sur la réalité (Crittenden, 1995), de croire que des parents adoptifs ou ceux de familles d’accueil aimants ne sont pas comme les adultes précédents.

De sur­croît, il leur faudra peut-être changer de représentation mentale des adultes qui prennent soin d’eux, au sein de leur modèle interne opé­rant. Lorsqu’un enfant est dirigé par l’anxiété concernant sa survie et désireux de garder le contrôle, croire que cette nouvelle expérience n’est qu’une ruse peut être plus facile et peut-être plus sûr.

Pour lui, ces nouveaux parents peuvent simplement être plus intelligents et dissimuler leurs véritables sentiments et leurs intentions hostiles.

Les personnes qui tentent de fournir une base de sécurité peuvent ainsi être considérées avec défiance et suspicion ; elles doivent être contrô­lées et représentent des sources d’anxiété plutôt que des sources de sécurité.

"L’individu peut tellement se défier de l’affect et de la cognition que même une information contradictoire peut ne pas déclen­cher chez lui l’état d’esprit permettant de ré-explorer la réalité. Au lieu de cela, l’esprit peut déterminer que cela aussi constitue une ruse et un risque de déception, ou bien que le risque de se tromper de réaction, comme si cela était vrai, est trop grand pour être toléré. Dans de tels cas, la représentation de la réalité est comme l’image inversée, fausse, renvoyée par un miroir, et dans laquelle le bon et le mauvais, le vrai et le faux sont inver­sés. (Crittenden, 1995, p. 401)."

L’idée que les modèles opérants peuvent changer pour s’accom­moder à de nouvelles expériences est donc importante. Cela suggère l’existence d’une fenêtre d’opportunité pour l’évolution vers la sécurité dans le contexte de relations ultérieures, que ce soit dans la famille biologique, dans la famille de substitution ou pour les soins institu­tionnels.

Cependant, la persistance de modèles internes opérants et de stratégies défensives associés à des expériences précoces défavorables et au manque de confiance explique la raison pour laquelle de tels chan­gements peuvent se révéler si difficiles à atteindre. Ils requièrent des soins compétents, de la patience et, souvent, un soutien professionnel.

Certains enfants peuvent être si peu disposés à l’intimité des relations familiales que chaque jour représente une bataille et le progrès est très lent.

À l’opposé, d’autres enfants peuvent faire des progrès rapides et spectaculaires les premières semaines et les premiers mois du placement :

• à la manière de jeunes plantes desséchées prêtes à absorber l’eau et à se servir des soins nutritifs qu’elles reçoivent. Le défi pour les parents de familles d’accueil et les parents adoptifs est de rester constamment disponibles, à l’écoute et impliqués auprès des deux types d’enfants

• et de tous ceux qui se situent entre les deux états. En effet, avant le placement, il est impossible de prédire avec un quelconque degré de précision la vitesse et l’étendue des progrès qu’un enfant particulier fera.

Les principales étapes de la formation de l'attachement et du développement

À partir de ces concepts clés, il va être possible de réfléchir aux étapes de construction de la relation d’attachement telles qu’elles surviennent durant la première enfance et se développent tout au long de l’enfance. Dans cette section, nous décrivons les concepts clés et proposons un cadre explicatif en fonction de l’âge, qui forme la base des chapitres suivants consacrés aux modes d’attachement sécure et insécures.

Tout d’abord, il est important d’établir une distinction entre la for­mation d’un attachement au parent chez le nourrisson, et la forma­tion du lien (bonding) à l’égard du nourrisson chez le parent.

Étant donné que, comme cela a déjà été décrit, la formation de l’attachement découle du besoin de rechercher la proximité d’une personne qui pro­cure la sécurité, une base de sécurité et la protection, il ne peut être qu’approprié qu’un nourrisson recherche cela de la part de l’adulte qui prend soin de lui plutôt que de quiconque alentour.

Par conséquent, lorsqu’il est question de la théorie de l’attachement, évoquer « l’atta­chement d’un parent à un enfant » manque de précision. En revanche, la notion de bonding renvoie au sens de l’implication, de l’intérêt, de la responsabilité et de l’amour qu’un parent développe vis-à-vis d’un enfant.

Bien que la relation entre un parent et un enfant ressemble à une danse dans laquelle c’est l’interaction entre les deux partenaires qui produit la qualité de la relation, la contribution de chaque partenaire est différente.

Bien que les relations d’attachement sécures soient sou­vent décrites comme réciproques et que, si elles sont sécures, elles soient effectivement harmonieuses et entraînent un plaisir mutuel, l’enfant doit conquérir l’amour, la compagnie ainsi que les soins et la protection de la part du parent.

Mais le parent obtient l’amour, la compagnie ainsi qu’un sentiment de satisfaction et de gratification grâce au bonheur de l’enfant et à ses progrès. Ces rôles sont assez distincts et il est utile d’établir cette distinction lorsqu’on emploie le terme « attachement ».

Ensuite, il est important de garder à l’esprit que, dès la conception et de façon certaine à la naissance, l’enfant n’est pas une « page blanche » ; il sera un individu unique apportant ses nombreuses caractéristiques à la nouvelle relation.

Des facteurs génétiques, depuis le tempérament jusqu’à des anomalies chromosomiques, auront une influence sur la relation précoce ; il en est de même de facteurs environnementaux prénataux, comme une rubéole chez la mère, ou l’abus d’alcool et de drogue. Les bébés exposés aux drogues in utero, par exemple, éprouvent souvent des difficultés à se stabiliser sur le plan physique et émotionnel, même s’ils reçoivent des soins sensibles (Phillips, 2004).

Les parents doivent s’adapter aux différentes caractéristiques de l’enfant et à ses divers besoins, de la même manière que l’enfant s’adapte aux parents.

Dans un modèle transactionnel, l’enfant modèle le comportement du parent, comme le parent modèle celui de l’enfant, et tous deux opèrent au sein d’influences émanant du système écologique plus large repré­senté par la famille, la collectivité et la culture.

Le processus de formation de l’attachement commence à la nais­sance ; les nouveau-nés cherchent soins et protection par la proximité avec la figure d’attachement, mais guettent aussi les messages qu’ils reçoivent sur eux-mêmes et du monde qui les entoure.

Ces messages sont reflétés sur le visage du parent et dans l’expérience qu’acquiert le nouveau-né sur la manière dont ses besoins urgents de soins et de réconfort sont satisfaits. Toutes sortes d’expériences antérieures à la naissance jouent un rôle ici.

Ainsi, les parents ont anticipé la naissance selon des attentes variées, et l’exposition du bébé aux voix avant la naissance se manifeste par sa préférence rapide d’abord pour la voix de la mère puis son visage ; la préférence pour le père et les autres caregivers principaux qui s’ensuit révèle qu’ils sont aussi des sources de soins et de sécurité.

Une telle sensibilité aux détails de l’environne­ment a un rôle protecteur en ce sens qu’elle aide le nourrisson à être à l’écoute de ses aspects les plus protecteurs potentiels, de la même façon que les parents sont à l’écoute du nourrisson afin de répondre à son besoin de protection et de soins.

D’un autre côté, une telle sensibilité chez le nourrisson signifie que même de petits changements nuancés du comportement, du ton de la voix ou de la routine peuvent entraîner chez lui une réaction de colère, de détresse ou de retrait.

Les nourrissons peuvent se remettre de ces « ruptures » occasionnelles et apprendre à s’y adapter. Mais il est pénible pour eux d’être confrontés au visage terne, inexpressif d’un parent qui, régulièrement, ne réagit pas à leurs propres expressions faciales.

C’est un point important pour compren­dre les conséquences de la dépression post-partum, ou post-natale, sur le développement cognitif et émotionnel d’un enfant (Murray et Cooper, 1997).

Depuis les premières minutes qui suivent la naissance, les nouveau-nés traitent des informations sur leur environnement et tentent de don­ner un sens au monde qui les entoure, en particulier le monde tel qu’il se réfléchit sur le visage du parent et leur est retourné.

Le monde est également représenté par la justesse et la rapidité des réactions de leur parent. Le mirroring, ou reflet, permet au nourrisson de voir comment ses propres sentiments se reflètent sur le visage du parent.

Une expres­sion faciale de colère, triste ou surprise chez le nourrisson va être imitée par l’adulte.

Les sourcils du nourrisson peuvent être relevés, un pli peut marquer son front ou bien sa bouche être grande ouverte et, de manière assez inconsciente, le visage du parent en fait de même - voire exagère momentanément l’expression.

Mais ensuite le visage de ce dernier se modifie subtilement : les sourcils reviennent à leur position normale, le front redevient lisse et la bouche passe de l’étonnement au sourire.

Les sentiments du nourrisson font l’objet de reconnaissance et d’empa­thie, mais ils sont ensuite adoucis, contrôlés et contenus grâce à des ajustements du visage du parent.

De cette façon, l’anxiété peut devenir quelque chose de supportable. Cet échange non verbal s’accompagne souvent de commentaires (y compris l’exagération momentanée) qui ont le même objectif et les mêmes effets - mais, encore une fois, ils sont assez spontanés. « Oh mon chéri, tu as faim ! Mon pauvre petit, tu dois être affamé, maman a été trop longue. Je sais, je sais, je sais, voilà, voilà, ça ne va plus être long maintenant.

Nous y voilà… On va juste te mettre à l’aise… voilà… C’est mieux, non ? » Les sentiments difficiles sont reconnus comme aussi légitimes que les sentiments posi­tifs, mais les sentiments difficiles font l’objet d’une sécurisation pour que le nourrisson commence à comprendre qu’il ne doit pas se laisser submerger par de tels sentiments.

À cet âge, seuls le ton et le rythme de la voix permettent de contenir et de stabiliser l’enfant, mais avec le temps, les mots vont acquérir un sens et ils vont devenir des messages importants pour l’enfant.

C’est la première expérience du nourrisson de co-régulation des émotions, laquelle participe de la synchronie et de la danse qui commence à la naissance.

Vers l’âge de 3 mois, le bébé est de plus en plus sélectif ; il commence déjà à sourire moins facilement aux étrangers, et adopte des comporte­ments d’attachement plus ciblés et plus précis à l’égard des caregivers significatifs.

À partir de ce moment, la relation entre le parent et l’enfant est de plus en plus en synchronie ; tous deux accordent leurs réactions, régulent leurs comportements pour qu’ils correspondent entre eux, le nourrisson devenant un partenaire de plus en plus actif.

Non seulement le parent sensible aborde le nourrisson comme une personne à part entière, ayant des idées, des croyances et des intentions, mais de plus le nourrisson commence à distinguer les caregivers principaux des autres gens et à prévoir comment les caregivers familiers, en particulier, vont réagir.

Autour de l’âge de 6 à 7 mois, les nourrissons montrent généralement un attachement marqué à un ou plusieurs caregivers. Le nourrisson se comporte activement de manière à attirer l’attention et la préoc­cupation du ou des caregivers auxquels il est sélectivement attaché ; les caregivers sensibles, eux, sont très à l’écoute des communications et des besoins du nourrisson.

Surtout, le nourrisson proteste et fait preuve de détresse et d’anxiété lorsqu’il est séparé de son ou de ses caregivers préférés, une hiérarchie de l’attachement à l’égard des parents et des autres personnes clés commençant à prendre forme.

Vers cette époque, le bébé peut aussi être susceptible de montrer des signes d’anxiété vis-à-vis des étrangers, commençant à moins tolérer d’être tenu par la main par d’autres personnes, par exemple.

S’ensuit une période durant laquelle, chez les nourrissons et les enfants qui commencent à marcher et dont l’attachement est sécure, s’ajoute à la relation d’attachement préférée un intérêt croissant pour l'exploration partagée avec des jouets, des jeux et des pairs. Mais leurs relations d’attachement principales restent une clé de leur développe­ment sain.

Les relations avec les pères se développent parallèlement à celles avec les mères, bien que les relations paternelles semblent parti­culièrement prédisposées à favoriser et soutenir l’exploration et le jeu (Grossman et al., 1999). La clé du processus de la formation d’un atta­chement sécure avec les deux parents - ou bien avec d’autres figures d’attachement - réside dans le fait qu’un enfant sécure pourra utiliser ces figures d’attachement qui lui fourniront une base de sécurité pour l’exploration.

Mais il est également important de noter que les soins sensibles et les expériences interpersonnelles entre le nourrisson et le parent, alors que les attachements se construisent durant ces premiers mois, ont une influence sur la physiologie du cerveau, « générant les circuits responsa­bles de la régulation des affects et des mécanismes de récupération du stress » (Diamond et Marrone, 2003, p. 25). Schore (1994) a montré que, dans les relations d’attachement, les interactions précoces peuvent poser des fondations dans le cerveau, en sorte que l’enfant devienne capable de réfléchir sur son moi et d’apprendre à réguler ses sentiments.

C’est essentiel, comme nous l’avons vu, pour l’établissement de rela­tions sociales mutuelles réussies.

En revanche, l’abus et la négligence affectent négativement la capacité du cerveau de l’enfant d’organiser ses émotions et de réguler le stress (Perry et al., 1995).

Alors que l’enfant fait ses premiers pas et entre en âge préscolaire, le développement est marqué par une individuation et une sociabilité accrues, l’enfant apprenant à se définir et à définir les autres de manière plus sophistiquée.

Les développements ont lieu en matière de locomo­tion (la capacité de marcher et de courir vers les gens et les choses et en direction opposée), de capacité cognitive de se représenter les autres et les idées, de capacité de communication et de négociation, de connaissance de soi et de compréhension, ainsi que de connaissance et de compréhension issues du changement de perspective.

Tous ces déve­loppements aident l’enfant à continuer de poser les fondations sécures de la première enfance.

L’étape du développement suivante est une étape transitionnelle majeure en matière de relation avec la figure d’attachement, décrite par Bowlby (1969) comme le « partenariat corrigé quant au but » (goal corrected partnersbip).

Durant cette étape, les enfants dont l’esprit et le comportement ont fait l’objet de réflexion et sont compris, et qui ont pu accéder aux pensées et aux sentiments de leur parent à travers un processus de communication ouverte deviennent plus sophistiqués dans leur mode de compréhension de l’esprit et du comportement de leur parent.

Cela se réfléchit dans leur capacité d’adapter leurs pro­pres comportements et objectifs aux objectifs de l’autre, au sein de la relation d’attachement, et de réguler leurs sentiments et leur compor­tement.

Ainsi, l’enfant comprend que le parent a ses propres besoins et ses humeurs, et que ses demandes sont davantage susceptibles d’être accueillies positivement à un moment plutôt qu’un autre, par exemple pas lorsque papa fait la cuisine, ou lorsque maman court partout à la recherche des clés de la voiture.

Il existe donc une plus grande possi­bilité de négociation et de coopération entre le parent et l’enfant. Ce modèle de mutualité au sein des relations va aider l’enfant à satisfaire ses besoins de soins et de proximité au cœur de la famille, mais aussi à construire des relations avec les pairs et un groupe plus élargi d’adultes extérieurs à la famille.

À partir de l’âge de 4 ou 5 ans, les enfants confrontent leurs modèles internes opérants sécures et insécures aux nouveaux défis de l’école. L’équilibre entre les systèmes d’attachement et d’exploration demeure important, les enfants d’âge scolaire sécures et insécures devant faire face de bien des façons à l’anxiété.

De plus, les difficultés et les préoccu­pations en matière d’attachement ont des conséquences sur les appren­tissages et les relations amicales.

Le besoin d’une base de sécurité, stocké mentalement durant la journée d’école et dont la personne dispose du début à la fin de celle-ci, est essentiel pour une adaptation (coping) réus­sie. Toutefois, certains enfants peuvent trouver des éléments de base de sécurité chez l’enseignant ou le surveillant à la cantine attentionné ; en tant que figures d’attachement secondaires, elles peuvent rendre plus faciles à supporter des environnements potentiellement risqués.

Ici, la notion de hiérarchie des relations d’attachement est utile (Kearns et Richardson, 2005) : les différentes figures d’attachement à l’intérieur et à l’extérieur de la famille biologique revêtent divers aspects de la fonc­tion de la figure d’attachement principale ; elles sont des figures d’atta­chement significatives, avec leurs bons droits, dans la vie de l’enfant.

À cet âge et à ce stade du développement, à l’anxiété concernant la séparation d’avec la figure d’attachement et sa perte s’ajoutent les anxiétés en matière d’estime de soi et d’harmonie avec les pairs - des points clés du développement à cet âge.

Ces anxiétés sont reliées, car l’anxiété à propos de soi s’accroît quand les enfants manquent de confiance dans la disponibilité et le soutien de la part de leurs figures d’attachement, et diminue quand les enfants ont stocké des souvenirs et des modèles internes opérants qui les aident à se remettre des rejets et des échecs.

Si nous pensons à la variété des réactions face à un résultat décevant à une dictée ou au fait de ne pas être invité à la fête d’un enfant populaire, nous pouvons comprendre que l’enfant d’âge scolaire doit trouver des stratégies pour protéger le moi.

Dans les cas évoqués, des stratégies sécures et constructives impliqueraient de reconnaître le sentiment de déception, et de réfléchir à la situation pour voir qu’il est peut-être nécessaire de travailler davantage pour réussir l’examen, et qu’il y a d’autres fêtes auxquelles aller.

Des stratégies défensives insécures pourraient inclure le déni des sentiments - les examens et les fêtes importent peu - et/ou le fait de se mettre en colère, de devenir agressif ou désespérément triste.

À l’adolescence, l’évolution se fait vers certains degrés de sépara­tion des figures d’attachement et le fait d’assumer des rôles d’adulte indépendant ; cela met au défi la capacité d’adaptation de tous les enfants.

Les enfants dont l’attachement est sécure font face plus direc­tement à ce défi ; ils sont parvenus à une bonne estime d’eux-mêmes et l’ont préservée, et un sentiment de compétence leur permet d’avoir des représentations des autres comme disponibles et porteurs de soutien.

À l’adolescence, la base de sécurité offerte par les relations d’attache­ment continue à soutenir l’exploration, mais les figures d’attachement sont aussi activement impliquées dans la tâche, spécifique à ce stade du développement, qui consiste à rendre les adolescents capables de réguler les puissantes émotions que la séparation à venir va provo­quer.

De plus, le changement dans les modes de pensées qui intervient à l’adolescence fait que les adolescents commencent à intégrer les modèles internes opérants qui relient les figures d’attachement spéci­fiques à un modèle plus cohérent, unique mais flexible (Allen et Land, 1999).

Ainsi, un adolescent peut penser (de manière assez réaliste) : « Quand je suis blessé, je peux obtenir de l’aide de certaines personnes, mais pas d’autres ; donc je dois être prudent avec les gens dont je me rapproche. »

À la fin de l’adolescence et à l’âge adulte, les relations d’attachement au sein de la famille d’origine persistent, mais de nouveaux attache­ments peuvent prendre la forme de relations amoureuses et amicales.

Dans ces systèmes de soutien, davantage mutuels, chaque partenaire fournit une base de sécurité à l’autre.

Néanmoins, ces systèmes ont de nombreuses caractéristiques en commun avec les relations d’attache­ment précoces. Ainsi, la proximité devient plus importante en cas destress ; l’anxiété provoquée par la séparation et la perte est courante ; la communication ouverte est importante pour que les relations soient sécures.

Ces processus développementaux portant sur les modes d’attache­ment des enfants comme sur les dimensions du rôle parental et du caregiving sont explorés en détail dans les chapitres suivants.

Cependant, cette esquisse des stades de développement permet déjà de mettre en valeur que, si la progression de l’enfance à l’âge adulte suivra dans les grandes lignes ces stades prédéfinis, chaque stade subit l’effet des expé­riences relationnelles ; celles-ci interagissent avec les caractéristiques propres à l’enfant et vont modeler la qualité des relations futures.

Des études interculturelles confirment le fait que, même si des modes d’atta­chement similaires peuvent être identifiés dans d’autres cultures (van Ijzendoorn et Kroonenberg, 1988), des pratiques culturelles différentes en matière de rôle parental et de soins délivrés aux enfants contribuent aussi à la qualité des relations et aux conséquences en termes de sécu­rité et d’insécurité pour les enfants.

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Note

[1] : L’expression « modes d’attachement » sera utilisée tout au long du texte pour traduire l’expression anglaise « attachment patterns », sachant que l’on retrouve régulièrement, dans la littérature française, « patterns d’attachement ».

A ce sujet, A.-S. Mintz et N. Guédeney écrivent : « La notion de schème ou de pattern d’attachement représente un modèle opérationnel de l’environnement et du soi construit et élaboré par l’enfant et applicable dans toute situation d’activation du système d’attachement », « L’atta­chement entre 0 et 4 ans : concepts généraux et ontogenèse », in Nicole Guédeney et Antoine Guédeney, L’Attachement : approche théorique. Du bébé à la personne âgée, 3e éd., Paris, Masson, coll. « Les Âges de la Vie », 2010, p. 97. (NdT).

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Source : Guide de l’attachement en familles d’accueil et adoptives - La théorie en pratique








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Pascal Patry
Praticien en psychothérapie
Astropsychologue
Psychanalyste

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