Perdre pour devenir
Perdre pour devenir« Aucun homme ne peut rien vous révéler sinon ce qui reposedéjà à demi endormit dans l’aube de votre connaissance.Le maître qui marche à l'ombre du temple, parmi ses disciples,ne donne pas de sa sagesse, mais plutôt de sa foi et de son amour.S'il est vraiment sage, il ne vous invite pas à entrer dans la maison de la sagesse,mais vous conduit plutôt au seuil de votre propre esprit.Car la vision d'un homme ne prête pas ses ailes à un autre homme. » [1]Khalil GibranPour Baudouin, rien ne semblait plus simpliste que de poser l’alternative : Freud ou Jung. « C’est comme si on demandait : êtes-vous pour Newton ou pour Einstein ? À quoi il n’est qu’une réponse : je suis pour la physique ». Ni pour Freud, ni pour Jung, mais après avoir passé par l’étude minutieuse et approfondie de leurs œuvres, nous avons à chercher notre voie ; or « un chemin n’est le chemin, écrit Jung, que lorsqu’on le trouve et qu’on le suit par soi-même. Il n’existe pas de prescription générale concernant ce que l’on doit faire. » [2]Ce n’est pas à l’analyste que s’adresse la véritable demande de l’analysant, c’est à ce qu’il y a de plus profond dans son être à lui ; mais pendant un certain temps, nous devons en assurer l’intérim. Baudouin nous proposait l’apologue du “chevrotin porte-musc” que je vous invite à relire maintenant.« Il était une fois un chevrotin des montagnes, qui hanté par une certaine odeur musquée flottant dans ses narines, courait de jungle en jungle pour découvrir l’origine de ce parfum. Il s’épuisait en vagabondages, refusant la nourriture, la boisson et le sommeil. Mais un jour, harassé de fatigue, il glisse de quelques roches et tombe mortellement blessé. En un dernier mouvement prémonitoire de la mort, il se pelotonne sur lui-même et se lèche le poitrail. Ce faisant, ses narines frôlent la poche de musc dont il essaie de respirer le parfum. Mais il est trop tard. Il avait couru à la recherche de ce qu’il portait en lui, à son insu. » [3]Le transfert, qui fonde la position de l’analyste, est la condition nécessaire, mais insuffisante, si l’analysant ne le dépasse pas. Aussi, longtemps qu’il y a transfert il y a négation de la parole du sujet (en même temps qu’apprentissage au dégagement vers cette parole). Ce que l’analysant dépose chez son analyste est une partie essentielle de lui-même, qu’il vient visiter à chaque séance, dans l’espoir secret d’une retrouvaille.Notre Institut est maintenant “de psychanalyse”, mais nous ne devons pas oublier qu’à l’origine, il était “de psychagogie” et que notre tâche est cette ouverture vers un au-delà de la psychanalyse, par une écoute attentive et un souci constant de rigueur.Bien des critiques ont été le fait d’une information insuffisante sur la pensée de Charles Baudouin. Pour le fondateur de notre Institut, il n’y a de guide que soi-même ; ce qui implique, de toute évidence, que l’analyste se sait et se vit auteur de lui seul [4]. Le guide intérieur est ce que l’analysant découvre en lui lorsque, son transfert dépassé, il a cessé de demander un maître, en découvrant que ce qu’il cherchait ailleurs était au plus profond de lui-même, autrement dit “le Soi”.« Le psychanalyste, écrit Baudouin, a raison, en général, de répudier le rôle d’un maître qui répondrait aux doutes du sujet, qui lui dicterait ses propres convictions, sa propre sagesse ; celle-ci ne serait alors jamais pour ce sujet qu’apport extérieur et arbitraire, alors que toute sagesse authentique doit sourdre du cœur de l’être. Le psychanalyste a raison de tenir en piètre estime les médecines prêcheuses et moralisantes ; il a raison de se taire encore, en cette dernière étape du chemin, comme en la première, où il s’agissait de découvrir le refoulé et non de l’inventer. Mais tout comme alors son silence même forçait le refoulé à apparaître (ainsi que l’objet perdu dans le ruisseau au moment où l’on cesse de troubler l’eau), de même, ici encore, le refus de répondre, le refus socratique de permettre au sujet cette solution facile qu’est l’adoption d’une sagesse dictée et toute faite, force dans ses derniers retranchements la résistance du sujet à trouver sa propre loi. Et c’est dans ce sens paradoxal que la psychanalyse devient pour ainsi dire malgré elle, mais d’autant plus nécessairement “psychagogie”. Nous voici - parce que nous sommes au centre de l’être - au point brûlant et inéluctable où la science est mise en demeure, si elle va jusqu’au bout d’elle-même, de se convertir en sagesse. » [5]L’analyse est le lieu où l’inconscient entre en scène et le paradoxe est que le signe de la réussite de cette analyse soit la dissolution de ce qui l’a constituée, c’est-à-dire le transfert, leurre indispensable pour aller en son au-delà, où l’analysant devient son propre guide.L’analyse n’est pas de l’ordre d’une recherche de signification, elle est ce qui “produit du sens”, sens de la vie informulable, car ce qui est essentiel est d’un autre ordre. Poussé ou non par l’analysant, il arrive que l’analyste se laisse prendre au piège du savoir qui flatte son désir de toute-puissance. Mais la vérité n’est pas chez l’analyste, et l’enseignant c’est l’analysant ; tous deux ont à renoncer à « trouver un jour un état de liberté et à accepter que les troubles ne soient pas des déficits qu’il faut réparer ». [6]Lorsque le rêve n’est plus qu’un texte, prétexte à intellectualiser par un savant décodage théorique, le corps est exclu, par une dissociation psychosomatique. Dans cette impasse du “bavardage dans la tête”, le risque est grand de s’égarer si l’analyste n’a pas une écoute attentive à ce qui se dit de l’inconscient.Être à l’écoute de l’inconscient, c’est faire la pénible épreuve d’un “non-savoir” ; c’est accepter de lâcher prise, d’abandonner la quiétude du “prêt-à-penser” des maîtres. Si nous cherchons tant à savoir, c’est peut-être pour nous protéger de la vérité en tentant de masquer le chaos de l’au-delà du représentable. Nous avons trop souvent besoin de nous rassurer par l’adoption d’une théorie stable qui masque le vide originel ; vide que nous tentons de colmater par la logique d’une pensée fétiche.Certains se réfèrent à une théorie pour “comprendre” l’analysant, mais l’inconscient n’est pas à “comprendre” ; nous n’avons pour seule tâche que celle de permettre l’ouverture d’un espace où quelque chose pourra se dire, au-delà ou en deçà du discours et des silences, aux confins de l’enchevêtrement du corps et de la psyché.Bien souvent parler cache pourquoi on parle ; l’analyste a à entendre derrière ce qui se dit. Il doit provoquer une interrogation, et non clôturer par son interprétation. La “rage de conclure” dont parlait Flaubert [7] est le mal dont souffre notre pensée. L’analyste doit donner à penser et non pas donner de la pensée.Mais il est difficile de penser par soi-même, il est beaucoup plus confortable d’adopter la pensée du “maître”. Penser librement nous conduit là où il n’y a plus de “garde-fou” pour nous protéger du vertige ; il est plus rassurant d’adhérer aux normes collectives. Cependant comme l’écrit Elie Humbert : « que valent les convictions philosophiques, politiques ou religieuses (j’ajouterais psychanalytiques) tant que le penseur, le militant et le croyant n’ont pas pris conscience de leur ombre, c’est-à-dire de tout ce qu’ils refoulent, compensent et ne vivent pas grâce à leur convictions. La rencontre de l’ombre et du mal, avec les conflits qui en résultent, est pour Jung l’épreuve de vérité. » [8]La règle fondamentale de l’analyse invite à éliminer tout souci de convenance, d’utilité, de connaissance ; à suspendre tout jugement sur notre pensée afin que se découvre ce qui la sous-tend. L’analysant doit arriver à entendre ce qui limite sa pseudo-pensée à ce qui le protège, ou lui donne l’illusion d’une protection, car il a peur de penser librement. Pour penser librement il faut avoir abandonné sa position de toute-puissance et s’accorder le droit à l’erreur. « Nous devons faire notre propre expérience, écrit Jung. Nous devons faire des erreurs. Nous devons exprimer et mener jusqu’au bout notre vision de la vie. Il y aura des erreurs, mais si vous évitez l’erreur vous ne vivrez pas. En un sens, il peut même être dit que chaque vie est un malentendu, car personne n’a trouvé la vérité. » [9]Je m’interroge et ne trouve que des réponses provisoires qui seront remises en question par ma pratique de demain. « Et si elle (la psychanalyse), n’existait qu’au prix de ne jamais se soumettre, se conformer à l’ordre du discours d’une science et d’une théorie, fût-ce la sienne ? » [10]N’engageant que moi-même dans ma parole, je dirai, qu’en tant qu’analyste, je suis placé dans une position d’hérétique face aux “théologiens” de la sacro-sainte vérité analytique. Hérésie vient du grec “airesis” qui veut dire : choix, recherche ; un hérétique est un chercheur. Le “fidèle”, le “disciple”, n’a pas à chercher, n’a pas à choisir, il a la vérité du “maître”. Mais je m’empresse de préciser que devenir son propre guide ne peut se faire que par l’épreuve d’une analyse rigoureuse toujours à poursuivre ; épreuve où l’analysant passant par des deuils successifs, abandonne sa toute-puissance infantile et découvre la dimension de “l’Autre” dans son altérité radicale. Sans cela le parcours, soi-disant analytique, ne peut que renforcer une position perverse. La recherche du guide intérieur n’est pas à confondre avec l’inflation mégalomaniaque.La vraie mission de chaque homme est de se réaliser lui-même ; cette voie conduit à la solitude où il n’y a “plus aucune pierre pour reposer sa tête”. Mais là réside le risque d’une méprise mortifère quand l’énergie indûment récupérée par le “moi” conduit à l’inflation et à la jouissance secrète de n’être pas comme les autres, héros ou martyr.Nous avons à faire l’apprentissage de l’humilité ; écoutons Tahar Ben Jelloun :« Il quitta sa famille laissa pousser la barbeet remplit sa solitude de pierres et de brumes.Il arriva au désert la tête enroulée dans un linceul le sang versé en terre occupéeIl n’était ni héros ni martyr il était citoyen de la blessure. » [11]Être “citoyen de la blessure”, c’est ce que redoutent certains analysants qui, pour éviter la castration, se découvrent une “vocation d’analyste”, symptôme d’une subtile et farouche résistance à l’analyse. Cette forme de résistance peut être provoquée ou entretenue par l’analyste qui n’a pas entendu à qui s’adressait la véritable demande de l’analysant.Pour que l’analysant puisse prendre de la distance, il faut que son analyste participe discrètement mais efficacement à ce mouvement d’éloignement, en se tenant là où il doit être, c’est-à-dire en respectant la rigueur de la règle analytique.Baudouin n’a pas voulu être un “maître”, il nous le répète à la fin de son ultime message “Christophe le Passeur” :« Pour moi, j’ai laissé mes disciples au pays des montagnes. Je leur ai promis de revenir vers eux, quand ils m’auraient tous renié… J’aime les disciples, mais à condition qu’ils renient un jour le maître, et que celui-ci n’ait pas à les conduire par le bout du nez, mais qu’ils aillent par leur propre voie, Alors le maître a le plaisir à les rencontrer d’homme à homme, et il peut en faire des amis. Car pour qu’un homme devienne un ami, il faut qu’il contienne un adversaire. » [12]---Source : Ballade pour un jeune thérapeute - Paul Montangérand - Ancien Président de la société de psychanalyse et de psychothérapie de Genève.---Notes[1] - K. GIBRAN. « Le Prophète » p. 56. Casterman 1980.[2] - C.G. JUNG. « The intégration of Personality » p. 31.[3] - C. BAUDOUIN. « Science et Spiritualité », « Action et Pensée » 1941, p. 4.[4] - « L’analyste ne s’autorise que de lui-même » dit Lacan. Autoriser a pour étymologie : auctorisare (augere : augmenter) dérivé d’auctor : auteur : celui qui produit. En effet, l’analyste doit avoir compris qu’il ne peut être l’auteur que de lui-même.[5] - C. BAUDOUIN. « Psychanalyse et psychagogie », « Action et Pensée », 1969. Tiré d’un article publié en 1950 dans « Les sciences et la sagesse ».[6] - E. HUMBERT. « Le Sens » Conférence au groupe d’études C.G. JUNG, 8.2.73.[7] - J.-M. BOTTA. Cité dans sa conférence « Contribution de la philosophie de l’existence à la compréhension de l’articulé psychosomatique » Symposium d’Avignon, 7.11.82.[8] - E. HUMBERT. « Jung et l’interrogation religieuse » Cahiers de psychologie jungienne, n° 34, p. 35.[9] - C.G. JUNG. “G.W.” 18, p. 1637.[10] - M. CIFALI. « Freud pédagogue ? » p. 89. InterÉdition 1982.[11] - T. BEN JELLOUN. « Les amandiers sont morts de leurs blessures ».[12] - C. BAUDOUIN. « Christophe le Passeur » p. 211-212, La Colombe, 1963.
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