Pédagogie Rudolf Steiner

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Pédagogie Rudolf Steiner

Pascal Patry astrologue et thérapeute à Strasbourg 67000
Publié par Pascal Patry dans Anthroposophie · 8 Octobre 2023
Tags: PédagogieRudolfSteiner
Pédagogie Rudolf Steiner (1861-1925)

Par Heiner Ullrich Professeur de pédagogie - Université de Darmstadt
Temps de lecture estimé 25 minutes.
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Présentation de l’auteur

Ancien professeur de français et d’allemand en lycée, Heiner Ullrich est devenu en 1975 directeur académique à l’institut de pédagogie de l’Université de Darmstadt. Depuis 1992, il est en outre chargé de cours à la Section de sciences de l’éducation de l’École polytechnique.

Il est spécialiste de la pédagogie de Rudolf Steiner, de l’Éducation nouvelle et de la psychologie de l’enfant. Il est l’auteur de Waldorfpädagogik und okkulte Weltanschauung (1991) et il a participé aux ouvrages suivants : Zeitschrift für Pädagogik (1990), Kinder am Ende ihres Jahrhunderts (1991) [2].

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Source du texte :



Ce texte est une version révisée de l’article de Heiner Ullrich : « Rudolf Steiner and éducation », paru précédemment dans Perspectives, revue trimestrielle de l’éducation, Unesco, 1993, reproduite avec la permission de l’Unesco. La traduction en français a été revue et établie dans sa version définitive par Jeanne Moll (Sciences de l’éducation - Université Louis Pasteur Strasbourg).

Les idées de réformes de Rudolf Steiner trouvent aujourd’hui un extraordinaire terrain d’expérience, et ce, dans des champs aussi variés que l’éducation, la médecine, l’agriculture et les arts plastiques.

En revanche, son œuvre théorique n’a suscité jusqu’à présent que très peu d’intérêt ; les sciences et la philoso­phie l’ignorent presque totalement. Il est vrai que, lorsque ses conceptions sont discutées, elles donnent lieu à des controverses passionnées.

Ses disciples adoptent souvent le ton exalté du panégyrique tandis que des chercheurs universitaires se lancent dans des généralisations polémiques. C’est que l’univers concep­tuel de Steiner ne peut laisser indifférent.

On peut l’expliquer d’abord par la diversité et l’immensité de son œuvre d’écrivain qui comprend aujourd’hui plus de trois cent cinquante volumes.

L’étrangeté et le caractère le plus souvent ésotérique de ses textes posent des problèmes quasi insolubles aux scientifiques et aux philosophes.

En outre, nous ne disposons pas encore de biographie critique de Steiner. Les essais existants adoptent plus ou moins le ton de l’hagiogra­phie.

Pour ne pas nuire au prestige de l’auteur, ils négligent les nombreuses dépendances spirituelles et les défauts de caractère de Steiner et ils gomment les discontinuités évidentes de son curriculum vitæ.

Nous n’exposerons ici que les faits importants et incontestables de sa vie ainsi que les idées fondamentales et accessibles qui sous-tendent sa philosophie au regard du pro­blème de l’éducation.

Fils d’un employé des chemins de fer autrichiens, Rudolf Steiner est né le 25 février 1861 à Kraljevec (Croatie). Sa sco­larité terminée (sans latin ni grec), Steiner, qui a l’intention d’enseigner dans une école moyenne, étudie de 1879 à 1883 l’histoire naturelle et la chimie à l’Université technique de Vienne.

Il n’achève toutefois pas ses études et se consacre bien davantage à l’approfondissement de ses intérêts littéraires et phi­losophiques. Ne disposant plus de bourse d’études, il gagne sa vie de 1884 à 1890 comme précepteur et éducateur d’un enfant handicapé dans une famille de la grande bourgeoisie juive de Vienne.

L’amateur de philosophie et l’autodidacte qu’il est, prend en charge, pendant la période de 1882 à 1897, sur recom­mandation de son professeur de littérature et mentor spirituel, Schroer, l’édition commentée des écrits scientifiques de Johann Wolfgang von Goethe.

C’est la raison pour laquelle il travaille à partir de 1890 en qualité de collaborateur indépendant aux archives Goethe et Schiller à Weimar. Les premières œuvres de Steiner, y compris son œuvre principale, La Philosophie de la liberté (1894), naissent à cette époque, alors qu’il tente de fonder philosophiquement l’idéalisme objectif de Goethe.

Il s’oppose à la philosophie critique de Kant et au positivisme scientifique de son époque et défend une métaphysique inductive selon laquelle l’être humain, par le biais d’une introspection psychique, peut saisir les lois cosmiques et gagner une liberté intérieure lui permettant d’avoir une action éthique. Grâce à une étude qui s’intitulera plus tard Vérité et science, Steiner est reçu docteur en philosophie en 1891 à l’Université de Rostock (Allemagne). Ses travaux éditoriaux achevés, il émigre à Berlin en 1897.

II travaille comme rédacteur, écrivain, orateur et chargé de cours et évolue dans le monde de l’avant-garde et de la bohème littéraire, dans le mouvement ouvrier et dans l’univers des réformateurs existentiels.

Steiner donne en 1900 une série de conférences à la Bibliothèque Théosophique des sciences occultes où il rencontre celle qui deviendra sa seconde femme, Marie von Sivers.

De 1902 à 1913, il est secrétaire général de la section allemande de la Société de Théosophie représentée au niveau international, et dès 1907, par Annie Besant. Comme directeur d’un mouvement de renouveau spirituel, le Docteur Steiner, déploie désormais une intense activité de conférencier et de voyageur : plus de six mille conférences sténographiées, et environ trente monographies, en fournissent un témoignage impressionnant.

Lorsqu’Annie Besant, très fortement attirée par l’Inde, fait proclamer que le jeune Krishnamurti est le Christ réincarné, Steiner se sépare d’elle et fonde, en 1912, la Société Anthroposophique avec la plus grande partie de ses disciples allemands.

Son siège se situe encore aujourd’hui à Dornach, près de Baie (Suisse) et plus précisément au Goetheanum dont Steiner a dessiné l’architecture et où, depuis 1910, sont repré­sentés les mystères qu’il a composés.

En tant que fondateur charismatique d’une communauté idéologique qui lui est entiè­rement dévouée, Steiner expose, au cours des deux dernières décennies de sa vie, le programme d’une réforme spirituelle dans les domaines de l’art, de l’éducation, de la politique et de l’économie, de la médecine, de l’agriculture et de la religion chrétienne, par le biais d’innombrables cours et conférences qu’il donne dans toute l’Europe.

Le climat révolutionnaire qui règne dans l’Allemagne vaincue des années 1918-1919 fournit à Steiner la chance de concrétiser ses idées sur la liberté de l’éducation : il crée une école qu’il inaugure solennellement le 7 septembre 1919 : L'École libre Waldorf est une école primaire et secondaire mixte, une école unique qui accueille deux cent cinquante-six enfants issus pour la plupart de familles d’ouvriers de l’usine de cigarettes Waldorf-Astoria à Stuttgart.

La réforme pédagogique de Steiner s’inscrit dans le cadre de l’utopie poli­tique radicale qu’il proclame alors de la tripartition de l'organisme social, La stricte séparation de la vie culturelle et économique du système politique étatique doit être obtenue par la création d’établissements scolaires autonomes (jardins d’enfants, écoles, cours universitaires) tout comme par l’organisation coopéra­tive de la vie économique.

Le programme politique de Steiner qui vise une spiritualité libre et une économie associative a échoué ; son école s’avère au contraire être un succès. Lorsqu’il meurt le 30 mars 1925 à Dornach, au cours de la rédaction de son autobiographie laissée inachevée, les premiers élèves de l’école Waldorf se préparent à passer le baccalauréat.

Le « goethéanisme »

Le thème central de l’œuvre de Steiner est l’expérience sen­sible intrinsèque de la nature spirituelle et la spiritualisation de tous les domaines de l’existence. À dix-neuf ans, Steiner souffre déjà de vivre dans un monde démythologisé par l’économie, la technique, les sciences et la philosophie critique. Il ressent au contraire au plus profond de son moi la certitude évidente de l’existence d’un univers spirituel qu’il éprouvait autrefois.

Il écrit à un ami au début de ses études scientifiques qu’il s’est efforcé de comprendre si les propos de Schelling étaient bien vrais : « Un secret est présent en chacun de nous ; nous retirer hors de vicissitudes du temps dans notre moi le plus profond et contempler là en nous, l’éternel inaltérable. »

Et il ajoute : « Je croyais et crois encore avoir découvert très distinctement ce bien au plus profond de moi, je le soupçonnais déjà depuis longtemps. »

Dans ses écrits d’épistémologie qui précèdent ceux de théo­sophie, Steiner essaie de fonder cette connaissance absolue, voire cette expérience mystique en opposition consciente au criticisme de Kant et à la dévalorisation de l’expérience objec­tive qui en résulte.

Il affirme que, au-delà des frontières de la connaissance éta­blies par Kant, tout est accessible à la pensée humaine si elle veut prétendre à l’élucidation du monde. Penser est pour Steiner, sous la forme des idées, l’essence du monde. Les pensées ne sont pas produites par une connaissance consciente, c’est au contraire une pénétration incessante dans le fond abyssal du monde.

Celui-ci s’exprime dans l’organisme du monde : sa réalité suprême et ultime est la pensée que l’être humain manifeste à travers le contenu que sont les idées éternelles. Par l’expérience sensible intellectuelle, l’homme peut vivre les idées directement et retrouver ainsi l’unité avec la profondeur abyssale du monde.

L’éthique de cet être absolu et libre qui trouve dans la pensée pure, et plus exactement dans la fusion avec la profondeur idéelle du monde, la source de sa moralité, c’est ce que Steiner appelle l’individualisme éthique.

L’épistémologie et l’éthique du jeune Steiner sont donc à la fois ontologie et cosmogonie, retour au réalisme universel, prémoderne, naïf et réaliste : elles doivent indiquer à l’homme qui s’adonne à la réflexion introspective son devoir et sa posi­tion dans l’univers, et lui permettre d’obtenir, par le travail de la pensée, ce qu’on devait autrefois à la foi en la Révélation, c’est-à-dire la satisfaction de l’esprit.

La justification nouvelle de l’interprétation objective-idéaliste du monde explique l’intérêt de Steiner pour les recherches naturalistes de Goethe : contrai­rement aux sciences expérimentales qui procèdent par analyse des causes, Goethe recherchait dans sa morphologie idéaliste l’unité universelle de la nature ; et il trouva dans les phénomènes archaïques, ou encore dans les archétypes, la manifestation pro­gressive d’un esprit qui peut advenir à la conscience et au lan­gage dans le microcosme humain.

Ce goethéanisme métaphysique avec son anthropomorphisme implicite est la première réponse de Steiner à la question roman­tique fondamentale : comment peut-on dépasser intellectuelle­ment l’entendement pour amener au langage l’esprit invisible ?

La critique de la modernité de Steiner, tout comme chez les préromantiques, cherche à réconcilier la science, la religion et l’art ; elle vise, aussi, au renouveau mythologique de la culture en amenant la pensée à se dépasser pour retrouver l'expérience intuitive du savoir primitif.

Sa deuxième réponse, moins philosophique et systématique que théosophique et ésotérique, est ce qu’on appelle les sciences humaines anthroposophiques : ce sont elles qui fondent son anthro­pologie pédagogique.

L'anthroposophie

Steiner conçoit l’anthroposophie comme une extension de la connaissance scientifique qui guide « le spirituel en l'être humain vers le spirituel dans l’univers » ; c’est une sorte de mysticisme rationalisé. [1]

Elle ajoute à la connaissance scientifique normale du monde physique celle d’un monde d’abord invisible, suprasensible et spirituel.

L’hypothèse fondamentale de Steiner est « qu'il existe derrière le monde sensible, un monde invisible, un monde inaccessible aux sens et à la pensée qu'ils informent, et qu'il est possible à l'homme, par le développement de ses capacités potentielles, de pénétrer dans ce monde caché ». La seconde prémisse de Steiner est que chacun est capable d’atteindre les mondes supérieurs en exerçant par la méditation son organe de connaissance : « L'homme accède aux mondes supérieurs, s'il acquiert outre le sommeil et la veille, un troisième état d’âme » où toutes les impressions sensibles restent consciem­ment écartées.

Sur la voie de cet entraînement, l’élève délaisse la forme conceptuelle figée de la pensée ordinaire et s’élève, en passant par le stade imaginatif, au stade intuitif de l'exacte voyance. Lorsque l’âme a été vidée, elle s'ouvre au monde entier, elle s'unit à lui mais sans perdre sa propre essence. l’organe de connaissance est alors ouvert à l’expérience de la logique vivante du monde spirituel et de son ordre cosmique.

Les lois fondamentales de ce monde spirituel occulte sont les processus de la réincarnation et du Karma ainsi que la corrélation du macro et du microcosme. D’après Steiner, l’évolution de l’univers et le déroulement de l’existence de chaque individu s’expliquent totalement par leurs influences. Pour Steiner et ses disciples, l’univers et l’homme ont une seule et même origine spirituelle.

En s’incarnant lors de sept époques planétaires, ou encore en se réincarnant en d’innombrables existences, l’univers et l’homme s’élèvent à nouveau vers le spirituel.

La cosmogonie de Steiner rejoint fondamentalement le mythe gnostique : chute de l’esprit dans le monde, servitude dans la matière, élévation de l’âme et du monde pour trouver la rédemption de soi-même dans la fusion avec l’origine divine et spirituelle du monde et de l’homme.

L’homme moderne vit le quatrième stade de développement planétaire de la Terre, là où s’opère l’expérience de l’individuation et de la nouvelle spiritualisation. La foi en Jésus-Christ est d’un grand secours à ce niveau d’évolution.

Pour Steiner, le Christ n’est pas d’abord une personnalité historique mais un être solaire cosmique. Il est la réincarnation des esprits de Bouddha et de Zarathoustra et représente leur sagesse religieuse. Par le sacrifice de sa vie, ces forces ont irrigué la terre, c’est grâce à elles que les hommes, qui participent d’une civi­lisation sécularisée et matérialiste, peuvent retrouver le monde spirituel.

C’est ainsi que vit dans chaque homme un noyau spi­rituel. Il émane des mondes spirituels et rejoint, à la naissance, l’enveloppe corporelle de l’âme. Il s’en détache à la mort pour se réincarner en une autre vie terrestre.

Dans la réincarnation sui­vante, l’âme fait alors l’expérience, comme dans le bouddhisme, de la récompense ou de la punition pour les pensées et les actes de la vie antérieure : c’est le Karma, c’est-à-dire l’enchaînement des destinées. La loi de la réincarnation induit, dans l’anthroposophie de Steiner, une compréhension résolument nouvelle de la mort et de la naissance, de l’expérience historique et sociale. Le nouveau-né est pour les parents un Moi très ancien doté de dispositions encore inconnues qu’il ne peut pas encore expri­mer dans sa nouvelle corporéité.

L’éducation vise à approfondir l’incarnation, à soutenir et harmoniser le développement de l’être spirituel dans son corps déterminé par le Karma et marqué génétiquement et psychiquement. Ce que l’on attribue habi­tuellement au hasard dans les rencontres de la vie, est en réalité un entrelacs de dettes non payées et de relations vécues dans des vies antérieures.

La seconde loi fondamentale du monde spirituel est l’ana­logie du microcosme : l’homme représente le monde en petit, microcosme, tandis que le monde représente l’homme en grand.

La gradation des règnes de la nature, minéraux, plantes, ani­maux, humains, annonce la proximité du spirituel ; la personne humaine réunit en elle les quatre univers, ou encore les forces influentes cosmiques ; elle est l’accomplissement de la création.

De cette théorie de l’être découle une théorie de l’évolution (plus précisément, de l’émanation) : animaux, plantes, minéraux se sont peu à peu différenciés de l’unité qu’ils formaient avec l’être humain ; ils lui sont apparentés. Le monde minéral est comme le socle de l’homme qui serait resté au niveau de Saturne de l’évo­lution terrestre.

Les plantes seraient issues de la partie éthérée et végétative de l’homme, restée au niveau solaire ; et les animaux correspondraient au stade humain du corps bio psychique en qui le processus d’incarnation du spirituel ne se serait pas produit.

Ces règnes naturels, exclus du processus d’humanisation, ne sont pas des étrangers pour l’homme d’aujourd’hui, ils lui sont intimement apparentés. La médecine homéopathique et natu­riste de Steiner ainsi que l’enseignement des sciences naturelles et de l’écologie dispensées dans les écoles Steiner se fondent sur cette théorie de l’unité du cosmos.

D’après l’anthroposophie, la nature de l’homme rassemble génétiquement quatre figures de forces cosmiques : le corps physique et seul visible, lieu des lois mécaniques du règne minéral ; ensuite, le corps vital caché, éthéré où opèrent les forces de croissance et de reproduction à l’instar du règne animal et végétal ; troisièmement le corps occulte astral ou corps sensoriel, porteur des forces psychiques animales, des pulsions, des désirs, des passions ; et enfin le Moi de la réincar­nation, qui ennoblit et purifie les autres corps.

Ces quatre corps, ou champs de force, sont pour l’anthroposophie la clé essentielle de la compréhension de l’homme et du monde ; il explique de nombreux phénomènes par l’action des 4 : par exemple les 4 éléments, les 4 saisons, les 4 températures, les 4 degrés de la connaissance, etc.

Dans ses œuvres ultérieures, Steiner utilise également la structure tripartite de la nature de l’homme ; elle renvoie à l’ancienne triade psychique du penser, du sentir et du vouloir.

En résumé, l’orientation romantique de Steiner a débuté, en tant que théorie de la connaissance, qui s’appuie sur Fichte et Schelling, par l’expérience sensible de la pensée comme idéa­lisme objectif ; elle finit par être une philosophie occulte de l’anthroposophie dans une nouvelle mythologie. Sa philosophie de la liberté s’est transformée en hétéronomie d’un ordre mondial magique et mythique, où la vie devient histoire du salut.

L’anthroposophie a ceci de paradoxal qu’elle proclame au nom de la science ce qui est en réalité un mythe de second ordre. L’habitation de l’univers, le symbolisme des chiffres, l’en­chantement de l’analogie, la logique muante des images de Steiner et sa foi cosmique en la destinée sont autant de tentatives de réhabiliter la pensée mythique et une vie culturelle dans une civilisation scientiste.

La justification anthropologique de l’éducation

Steiner élabore ses idées sur l’éducation entre 1906 et 1909 ; elles se présentent d’abord sous une forme apparemment naturaliste quand il écrit : « C’est de l’être de l’homme en deve­nir que découleront comme naturellement les perspectives éducatives. »

Néanmoins, à l’opposé de Dewey et de Montessori qui fondent l’Éducation nouvelle sur la psychologie naissante de l’enfant, Steiner conçoit une éducation sur la base de son anthropologie cosmique spirituelle ; « Si l’on veut connaître l’essence de l’homme en devenir, il faut partir de ce qu’est la nature cachée de l’être humain. » Pour le Steiner goethéaniste, l’homme est le microcosme en qui se manifestent toutes les forces ou encore les idées qui déterminent les degrés ascendants de la nature.

Le dévelop­pement de l’enfant et de l’adolescent est compris comme un processus de croissance et de métamorphose par lequel les forces cosmiques végétatives, animales, psychiques et intellectuelles se déploient progressivement. D’après Steiner, l’enfant connaît, tous les sept ans, conformément au rythme cosmique, une crise, une métamorphose et une renaissance dramatiques.

Au terme de sa septième année, la structuration de l’organisme de l’enfant est achevée, grâce au jeu des forces éthérées de croissance ; celles-ci missent, c’est-à-dire qu’elles se métamorphosent en forces d’apprentissage. L’enfant développe alors ses sens internes, il est mûr pour l’entrée à l’école. Les forces psychiques astrales encore cachées façonnent au cours du deuxième septénaire le monde des pulsions, des passions, et des sentiments.

Ces forces astrales se libèrent à la puberté et donnent naissance aux aptitudes de la pensée conceptuelle et du jugement. Elles sont au service des forces cachées du Moi qui acquiert la majorité intellectuelle et sociale, lors de la naissance du Moi vers la fin du troisième septénaire. Dans cette perspective, Steiner comprend le déve­loppement de façon platonique comme un processus strictement progressif.

Les sens externes se forment d’abord par une imitation active, les sens internes par une imagination reproductrice, les catégories de l’entendement par la pensée propre et finalement les idées universelles par la réflexion introspective.

Pour le Steiner théosophique, le devenir de l’éduqué est en même temps un processus de réincarnation. Au cours de cette évolution descendante, un Moi spirituel éternel s’empare de son nouveau corps et le façonne de part en part.

Au commence­ment du troisième septénaire, le Moi spirituel a pour ainsi dire conquis l’intégralité du corps. C’est alors que peut commencer la spiritualisation de l’âme et du monde des idées.

Les concepts d’évolution et de personnalité sont les deux clés de voûte de l’anthropologie pédagogique de Steiner. Son concept de personnalité s’oppose à la recherche psychologique de son temps qui a une orientation empirique : il renouvelle sur la base de sa philosophie spiritualiste l’ancienne théorie des quatre tempéraments.

La spécificité caractérologique d’un individu doit être saisie de façon univoque par le rattachement à l’un des types de tempéraments définis dans l’Antiquité : mélancolique, flegmatique, sanguin et colérique. Chacun de ces quatre tempéraments représente un type psychophysique global, psychologiquement reconnaissable à son émotivité et physiquement repérable de par son anatomie.

Pour Steiner, un tempérament précis se constitue dans le processus de réincarnation par la dominance de l’une des quatre forces cosmiques (physiques, éthérées, astrales et spirituelles). L’éducation a, par conséquent, comme tâche importante d’équi­librer harmonieusement les tendances unilatérales du caractère.

En résumé, le concept d’éducation de Steiner n’a ni un fon­dement philosophico-éthique (comme chez Kant et Herbart), ni une dimension socioculturelle (comme chez Durkheim et Dewey) ; il ne s’appuie pas non plus sur une psychologie empi­rique (comme chez Claparède et Montessori). Il découle d’une néomythologie anthroposophique et a plutôt un caractère méta­phorique.

L’éducation apparaît, à la lumière de la représentation du microcosme, comme évolution et métamorphose ; l’éduca­teur est un jardinier et un créateur de formes. L’éducation, qui soutient l’incarnation et suscite le réveil spirituel, découle de la croyance en la réincarnation ; l’éducateur devient prêtre et guide spirituel : la tâche pédagogique d’harmonisation résulte de la théorie des tempéraments, l’éducateur est alors artiste et sauveur.

Les métaphores de la croissance et du salut ainsi que la métaphore religieuse du réveil, ces vérités à faire sont autant de points d’appui pour les enseignants et éducateurs des jardins d’enfants et des écoles Steiner, et ce jusqu’à aujourd’hui.

Steiner et l’Éducation nouvelle

Les idées de Steiner sur l’éducation demeurent pendant dix ans pure théorie. Ce n’est qu’en 1919, année de la révolution allemande et apogée du mouvement international d’Éducation nouvelle, que le pédagogue autodidacte fonde une École nou­velle.

L’anthropologie pédagogique de Steiner va désormais intégrer, en partie contre sa propre compréhension idéologique, de nombreuses données de la réalité pédagogique d’alors, don­nées qui ne pouvaient découler de formules abstraites.

C’est pourquoi la pratique pédagogique des écoles Steiner (et des jardins d’enfants) est étroitement apparentée à celle qui est mise en œuvre dans d’autres courants de l’Éducation nouvelle. Cela vaut, en premier lieu, pour la structure et l’organisation des écoles restées quasi inchangées jusqu’à ce jour.

1. Ce sont des établissements qui disposent d’une autono­mie économique et curriculaire et qui sont centrés sur l’enfant. Parents et enseignants agissent collectivement dans l’intérêt du développement de l’enfant.

2. Le jardin d’enfants Steiner a un caractère très familial et les éducatrices ont un rôle maternel, comme chez Fröbel. Il vise le développement des sens par le biais de l’imitation et l’expé­rience communautaire dans une existence très rythmée.

C’est pourquoi les enfants s’adonnent, quotidiennement et pendant deux heures, au jeu libre avec des matériaux naturels ; en outre, l’accent est porté sur la création artistique et la contemplation de la nature.

3. Les écoles Steiner sont des écoles uniques où les élèves apprennent ensemble, sans être notés et sans redoubler, dans des classes qui demeurent stables de la première à la dixième année.

Au lieu des bulletins de notes officiels, les enseignants élaborent chaque année un rapport sur la scolarité de chacun. C’est le développement de l’enfant qui oriente le programme et la méthode d’enseignement.

4. L’égale importance accordée aux activités aussi bien cognitives qu’artistiques, techniques et pratiques vise à former la personnalité de l’élève, dans sa globalité. Des activités de jardinage, d’agriculture, d’artisanat et d’industrie visent à fami­liariser l’enfant avec la vie pratique.

5. Au cours des huit premières années, l’enseignant est d’abord un éducateur. Il dirige la même classe pendant huit ans ; il y donne chaque jour un cours de deux heures qui pen­dant quatre semaines d’affilée est consacré à l’une des matières principales traditionnelles. On n’utilise pas de livres scolaires standardisés.

Le matériel scolaire le plus important est constitué par les cahiers à thèmes confectionnés par les élèves eux-mêmes. Dès la première année, les enfants apprennent deux langues étrangères par le biais d’activités ludiques où la conversation et la récitation ont leur place.

6. Les écoles Steiner n’ont pas de directeur. Les fonctions pédagogiques et organisationnelles sont exercées collégialement au cours de réunions hebdomadaires. Elles sont regroupées dans une association mondiale des écoles Steiner dont le siège est à Stuttgart (Allemagne).

On y soutient la création de nouvelles écoles et on y organise surtout la formation des enseignants, avec une orientation anthropologique à la Steiner.

Ces caractéristiques structurelles de l’école Steiner amènent en général les observateurs, que ce soit les parents, les cher­cheurs en sciences de l’éducation ou les ministres de la Culture, à considérer cette école en premier lieu comme un modèle pratique de l’Éducation nouvelle.

L’histoire de l’école fondée en 1919, tend à faire apparaître une parenté étroite avec l’école-communauté de vie (Lebensgemeinschaftsschule) qui se développa en même temps dans les écoles expérimentales de Hambourg des années vingt et dont l’école du plan Iéna de Petersen consti­tue la synthèse.

Les écoles uniques, autonomes, centrées sur l’enfant et prati­quant la coéducation que sont les écoles Steiner comme les écoles du plan d’Iéna se caractérisent par une atmosphère familiale, une intense vie scolaire, l’aménagement de jardins, d’ateliers et de stages pratiques.

On y veille particulièrement au bien-être phy­sique et psychique des élèves ; l’éducation artistique et les fêtes qui rythment la vie scolaire y ont une grande place.

Les parents participent intensément à la vie de l’établis­sement ; les enseignants entendent avant tout accompagner l’enfant tout au long de son développement. Il est hors de question de donner dans la sélectivité prônée par l’État.

Au sein de l’Éducation nouvelle, les jardins d’enfants et les écoles Steiner ont une spécificité bien marquée : elle tient à leur style pédago­gique (professeur principal, cours magistral), aux activités artis­tiques et religieuses (contes, textes bibliques, eurythmie, etc.) ainsi qu’à l’organisation très structurée et quasi culturelle de l’éducation et de l’enseignement.

L’éducation comme intégration dans le cosmos

Rien, dans les pratiques éducatives conçues par Steiner, n’est laissé au hasard. Toutes les dimensions de la réalité édu­cative, espace, temps, environnement social et physique, sont sciemment rythmées. De ce fait, toutes les activités pédago­giques apparaissent comme reliées à des catégories cosmiques.

À l’intérieur de l’architecture des écoles Steiner où sont bannis les angles droits, un monde en miniature s’ordonne d’après les lois du cosmos.

Élèves et enseignants pénètrent dans l’enceinte solennelle de l’école comme dans un lieu de culte. C’est là qu’ils se rassemblent en une communauté : la célébration des fêtes a lieu, au rythme des quatre saisons, dans une salle réservée à cet usage.

L’école, telle une cathédrale du Moyen Âge, doit satisfaire aux exigences d’une éducation spirituelle : le plan, les proportions, l’acoustique, les coloris, les motifs des décorations, l’entrée de la lumière et l’orientation du bâtiment sont conçus en fonction de ces exigences.

Les teintes des salles de classe varient par exemple, conformément au développement de l’enfant, de la première à la huitième année : les couleurs vont du rouge au violet, en passant par le jaune, le vert et le bleu.

Les déco­rations des salles de classe suivent schématiquement les thèmes des programmes scolaires depuis les contes jusqu’à la littérature moderne.

Les places des élèves du premier cycle sont disposées d’après les tempéraments : les flegmatiques et les colériques sont assis à l’extérieur, les mélancoliques et les sanguins au centre.

Pendant les cours, chaque groupe est interrogé à tour de rôle, afin d’équilibrer les impulsions.

Tout comme l’espace, le temps de l’éducation est rythmé. Les septénaires ou hebdomades du développement, marqués par la naissance des nouvelles forces de l’être, notamment au début de la seconde dentition et de la puberté en constituent le cadre global.

Au cours de chaque septénaire, l’éducation vise une autre partie de la personnalité de l’élève, progressant pour ainsi dire du dehors vers le dedans.

Lors de ces périodes, les méthodes d’apprentissage et d’enseignement varient : elles vont de l’imi­tation extérieure à la pensée formelle et abstraite en passant par les activités de reproduction.

Contrairement à son modèle Comenius, Steiner subdivise chaque période de sept ans en trois périodes de deux années et quatre mois chacune.

Au cours de l’année, le début de chaque saison est célébré à l’unisson avec l’année liturgique chrétienne ; les fêtes sont préparées en cours, à l’aide des légendes qui s’y rapportent.

Les rythmes mensuels sont marqués de cours de quatre semaines et des fêtes mensuelles pendant lesquelles les élèves présentent les résultats scolaires devant l’ensemble de la communauté.

Le rythme hebdoma­daire est marqué entre autres par la périodicité de la récitation de la maxime du bulletin ; chaque enfant du premier cycle (de la première à la huitième année) doit réciter devant la classe, au début du cours du matin, le jour anniversaire de sa naissance, la maxime que le professeur principal lui a attribué dans son bul­letin scolaire ; en outre les cours de dessin ont toujours lieu le samedi, les réunions d’enseignants le jeudi (après-midi et soir).

Le rythme journalier est marqué par une succession précise : les matières savantes sont enseignées avant les disciplines artistiques et pratiques. Lors de chaque heure de cours, il est d’abord fait appel à la volonté, ensuite aux sentiments de l’enfant et, en fin de cours, à la pensée de l’enfant.

L’environnement social de l’élève est strictement scindé : il y a d’une part la proximité omnipotente du professeur prin­cipal qui exerce avant tout la fonction éducative et d’autre part, la zone plus distante de ceux qui ne font qu’enseigner. Le professeur principal, soucieux de globalité, enseigne toutes les matières traditionnellement importantes.

Son enseignement se fonde sur la pratique du récit imagé et moralisateur ainsi que sur les activités de peinture et d’écriture des élèves. C’est à partir de sa connaissance intime de l’enfant qu’il établit chaque année un bilan pédagogique.

Avec la troisième période des sept ans et le début du second cycle de quatre ans, on passe brusquement au principe des enseignants spécialisés : le primat de la personne et de l’image s’efface devant le primat de la chose et du concept.

Le domaine du monde physique obéit également à l’ordre du cosmos. La systématisation résulte de l’idée de la concentra­tion pédagogique et de la classification génétique des thèmes ou plutôt des contenus.

La pédagogie de Steiner rejoint ici le programme gradué de Herbart et de ses disciples et il le situe dans son propre contexte anthropologique. Dans ce programme pédagogique les cycles du développement de l’enfant sont géné­tiquement synchronisés avec les époques de l’histoire humaine.

Pour chaque classe d’âge, des thèmes de récits particuliers constituent le lien entre toutes les matières enseignées pendant une année. Lors de la première année, il s’agit des contes, des fables et légendes ; on passe ensuite progressivement aux his­toires de l’Ancien Testament, aux récits légendaires locaux, à la mythologie et à l’histoire des Grecs et des Romains, au Moyen Âge, aux siècles des découvertes et de la Réforme jusqu’à l’his­toire culturelle moderne au cours de la huitième année scolaire.

Cette ordonnance organique est repérable dans toutes les matières des écoles Steiner, y compris en éducation musicale et artisanale.

L’exemple du cours de sciences naturelles montre clairement que, sur la base de ce principe génétique, une édu­cation écologique moderne peut tout à fait avoir lieu. Dans les écoles Steiner, les cours sur la nature parlent à l’affectivité de l’enfant de six à neuf ans, qui vit encore en symbiose magico-animiste avec la nature.

Il s’agit de sauvegarder le plus long­temps possible la sympathie fondamentale qu’il éprouve envers la nature.

À partir de la troisième année scolaire commence pour l’enfant qui pense de façon naïve et réaliste une observation physionomique de la nature.

Sur la base de la pensée totalisante de l’univers dont se réclame l’anthroposophie, le monde animal est considéré comme l’extension de l’être humain ; l’homme résume pour ainsi dire le règne animal et le monde végétal est comme l’âme visible de la Terre, qui se meut aussi en l’homme.

Le sentiment de l’unité cosmique et l’étude de la parenté mor­phologique de tous les êtres vivants sont complétés par des acti­vités ayant pour objet l’entretien du jardin scolaire, ainsi que les cultures biologiques et l’économie forestière.

Se sentir responsable de l’environnement naturel suppose la prise de conscience d’une intrication profonde de l’homme et de la nature et une implication active de chacun qui va bien au-delà d’un enseignement théorique.

C’est seulement à partir de la septième année scolaire, et en partant du monde des corps solides, que les élèves sont intro­duits progressivement au savoir dominant abstrait et analytique de la physique moderne.

Les cours de sciences naturelles des écoles Steiner sont donc au service d’une éducation globale à l’environnement qui essaie de préserver le plus longtemps possible en l’élève le lien entre l’homme et la nature ou encore de le réactiver, par un enseignement adapté à ses structures mentales ultérieures.

Il en résulte des points de contact avec les réflexions actuelles de la philosophie naturelle sur le problème de l’éducation écologique.

En résumé, les pratiques pédagogiques des jardins d’enfants et des écoles Steiner présentent extérieurement une parenté évidente avec les initiatives contemporaines de l’Éducation nou­velle.

Les objectifs d’enseignement ainsi que les méthodes édu­catives doivent être exclusivement au service de la croissance de l’enfant et de l’adolescent.

Parmi les écoles nouvelles, les écoles Steiner se distinguent par l’extrême systématisation et rituali­sation spatiales, temporelles, sociales et programmatiques des pratiques pédagogiques.

Enseignement et éducation recouvrent ici, contrairement au monde pluraliste et profane des écoles d’État, une dimension culturelle, c’est-à-dire à la fois esthétique, morale et religieuse.

Ce versant métaphysique de la pédagogie steinérienne découle directement de la philosophie antimoderne de l’anthroposophie.

Un succès grandiose

Les écoles Steiner ainsi que leurs jardins d’enfants se targuent d’un succès qui va en grandissant dans le monde entier. Lors des deux dernières décennies, elles ont quitté la marginalité pour se retrouver à la tête du mouvement international en faveur d’une Éducation nouvelle.

Depuis sa fondation en 1919, le modèle de l’école Steiner s’est implanté en Allemagne, puis en Grande-Bretagne, au Canada, en Afrique du Sud et en Australie ; il a ensuite gagné les métropoles du Sud et le Japon. Actuellement, il est en train de regagner les pays de l’Europe de l’Est. Ce succès extraordinaire se traduit par les chiffres suivants :

NOMBRE D’ÉCOLES RUDOLF STEINER DE 1919 À 1992

Allemagne : 1919-(1) ; 1925-(4) ; 1938-(8) ; 1955-(25) ; 1971-(32) ; 1983-(80) ; 1992-(144)

France : 1919-(0) ; 1925-(0) ; 1938-(0) ; 1955-(1) ; 1971-(4) ; 1983-(8) ; 1992-(10)

Europe : 1919-(0) ; 1925-(3) ; 1938-(8) ; 1955-(8) ; 1971-(42) ; 1983-(154) ; 1992-(289)

Outre-mer : 1919-(0) ; 1925-(0) ; 1938-(0) ; 1955-(8) ; 1971-(21) ; 1983-(74) ; 1992-(149)

Total : 1919-(1) ; 1925-(7) ; 1938-(16) ; 1955-(42) ; 1971-(99) ; 1983-(316) ; 1992-(582)


Parallèlement, le nombre des jardins d’enfants et des ins­tituts de formation pour les enseignants des écoles Steiner est en augmentation.

En regard de cette vague impressionnante de fondations nouvelles, il est important de souligner que la création d’écoles Steiner ne dépend pas de l’administration sco­laire et n’est pas non plus fixée par une personne.

Elles doivent au contraire leur existence à la libre initiative de parents et d’éducateurs qui consentent à l’heure actuelle d’énormes sacri­fices de temps et d’argent (écolage mensuel et dons des parents ou encore réduction volontaire du salaire des enseignants et éducateurs).

Le refus d’une sélection permanente des élèves par les notes et les échelles de points, la critique d’un apprentissage essentiellement cognitif et scolastique, qui ne fait pas de place à la dimension affective et sociale, mais aussi le rejet de l’anonymat et de la bureaucratie des grands complexes scolaires d’État qui excluent les parents et les élèves de la vie scolaire, telles sont les principales raisons invoquées par de nombreux parents et enseignants qui décident de participer à la création et à l’amé­nagement d’écoles Steiner.

Les parents des enfants qui fréquentent ces écoles ont majori­tairement une formation universitaire et sont d’un milieu social assez aisé. Ils font l’expérience, à travers leur participation active à la création et à la vie d’une école, d’une nouvelle forme com­munautaire et d’un lieu social que les institutions traditionnelles de l’église, de la parenté et de la commune ne leur donnent plus.

Les écoles Steiner ont du succès, certes, mais le succès des élèves ayant fréquenté ces écoles en Allemagne est également impressionnant.

C’est ainsi qu’en 1990 presque deux fois plus d’élèves venant des écoles Steiner (57,5 %) que d’élèves issus des écoles d’État ont été admis à faire des études universitaires, et ce, malgré l’absence de sélection par les notes pendant douze ans.

Il ressort d’un sondage quantitatif réalisé auprès d’anciens élèves d’écoles Steiner (nés en 1940 et 1941) que ces personnes, par rapport au groupe-contrôle, se distinguaient de façon signi­ficative par une plus grande mobilité géographique et sociale, des activités de loisirs beaucoup plus orientées vers la culture, les manifestations artistiques, la pratique d’un instrument de musique, d’un artisanat et la fréquentation de séminaires de formation continue.

Un sondage qualitatif récent, sur les bio­graphies professionnelles d’anciens élèves d’une école Steiner qui ont un cursus à la fois universitaire et technique (il s’agit de l’école Hibernia à Herne, Allemagne), a révélé, en complément à la première étude, que ces élèves se défendent mieux dans la vie et sont plus aptes à maîtriser des tâches techniques.

Ils ont une plus grande conscience de leur valeur, ont de multiples intérêts, sont ouverts aux idées neuves et sont particulièrement disposés à assumer des responsabilités sociales.

L’école Steiner où l’enquête en question a été menée est un établissement particulièrement performant : les enseignants y sont très compétents ; les principes pédagogiques qui les guident sont partagés par tous, ils mènent une réflexion constante sur leur enseignement au cours de conférences pédagogiques et de cours de formation continue ; ils visent la continuité en s’ins­crivant dans une tradition originale.

Ce profil caractérise les écoles de l’Éducation nouvelle comme beaucoup d’écoles Steiner. Mais le succès de ces écoles n’est pas seulement dû à leur style éducatif particulier ; le fait que les parents, de milieu social privilégié, s’identifient forte­ment à une école qu’ils ont librement choisie et parfois fondée, joue un rôle décisif.

En tant qu’écoles privées, ces écoles ont une fonction, qu’elles le veuillent ou non, de discrimination sociale. En conséquence, elles ne connaissent guère les nom­breux problèmes qui sont le lot des écoles d’État par définition ouvertes à tous.

Un bilan contradictoire

Que sait-on de la pédagogie de Steiner dans le monde péda­gogique ? D’une part, on ignore ses fondements théoriques, d’autre part on reconnaît la valeur de ses pratiques.

Alors que les spécialistes des sciences de l’éducation, à l’exception de quelques-uns, dédaignent l’œuvre pédagogique de Steiner et de ses successeurs jusque dans les années quatre-vingt, des théo­riciens et des praticiens de l’Éducation nouvelle ont par exemple constaté lors de la visite de la première école Steiner dans les années vingt que celle-ci était animée par le même esprit de réforme.

La Ligue internationale d’Éducation nouvelle (World Éducation Fellowship) fondée en 1921 n’a cependant admis qu’en 1970 les écoles Steiner comme membres de la section de langue allemande, les sortant ainsi du splendide isolement qui avait duré plus de cinquante ans.

Depuis, elles se sont profilées, parmi les écoles de l’Éducation nouvelle situées en Allemagne, comme la véritable alternative à un enseignement d’état confessionnel. Compte tenu de cette évolution, la pédagogie scientifique alle­mande s’intéresse depuis environ dix ans, et de façon intense, à la pédagogie des écoles Steiner. Les positions sont à ce propos extrêmement diverses : elles vont de l’enthousiasme à la critique virulente.

Les uns soulignent la pratique chargée de sens d’une pédagogie de la globalité de l’enfant et ne se soucient pas de l’an­thropologie suprasensible de Steiner. Les autres accusent préci­sément la néomythologie occulte de son éducation et mettent en garde contre les dangers d’un endoctrinement pouvant en résulter.

Ce faisant, ils perdent de vue la grande diversité des pratiques pédagogiques. Cette position de critique idéologique se voit en outre confirmée par le fait que les pédagogues anthroposophes affirment que toutes les références de leurs pratiques pédagogiques sont systématiquement déduites de l’anthropolo­gie cosmique du Maître.

Ce paradoxe fondamental de la pédagogie de Steiner, la mise en oeuvre de pratiques fécondes sur la base d’une théorie obs­cure, peut-il malgré tout se résoudre ?

Nous partons du fait que ce ne sont pas les vérités simplistes de la doctrine anthroposophique mais que c’est au contraire la multiplicité des expériences sensibles, des métaphores et des maximes s’y rapportant qui fonde le succès surprenant des pra­tiques éducatives mises en œuvre dans les écoles Steiner.

La pédagogie de Steiner s’en tient aux institutions essentielles du sens commun de la pédagogie moderne, celles que Comenius et Pestalozzi ont déjà prônées : le caractère génétique de l’ensei­gnement et de l’apprentissage, la globalité de l’éducation (tête, cœur et main), le principe de l’apprentissage et d’activités com­munautaires (en maintenant ensemble, pendant toute leur sco­larité, des classes d’âge hétérogènes et en veillant à instaurer une vie scolaire très riche).

Ce dogmatisme pédagogique classique est à la base du consensus qui réunit les enseignants, les éducateurs et les parents. Contrairement aux dogmatismes plus ouverts d’autres pédagogues de l’Éducation nouvelle (Montessori, Neill, Geheeb, etc.), les pédagogues des jardins d’enfants et des écoles Steiner se réclament nettement d’une volonté d’orthodoxie et de personnalisation.

C’est pourquoi il est remarquable que quelques pédagogues steineriens notoires aient entrepris en Allemagne un dialogue avec des représentants de sciences de l’éducation qui les considèrent avec sympathie.

Ce dialogue leur permet de confronter leurs normes et leurs formes pédagogiques avec les concepts et modèles des sciences humaines.

De nouvelles formes d’appropriation et d’évo­lution des éléments de la pédagogie de Steiner sont peut-être possibles dans le cadre de l’expansion constante que connaît la pédagogie de Steiner, également hors des frontières de l’Europe. Peut-être aussi le dialogue tout juste commencé avec la science de l’éducation facilitera-t-il cette évolution.

Finalement, les pratiques très diversifiées avec leur éventail très large d’apprentissages artistiques, artisanaux et sociaux et l’engagement authentique dans des activités communautaires sont trop importantes pour les laisser aux seules mains des adeptes inconditionnels de Rudolf Steiner.

Note :

[1] - "une sorte de mysticisme rationalisé" - Le lecteur est invité à lire le magnifique ouvrage de Rudolf Otto pour comprendre le chemin parcouru qui va de l'intuition (ici nommée mysticisme) vers la conceptualisation des faits suprasensible. Chemin parcouru par Rudolf Steiner.




[2] - Complément d'information : https://www.youtube.com/@anpaps

Bibliographie

De Steiner

Steiner R., Philosophie de la liberté, Éditions anthroposophiques romandes, 2e éd., Genève, 1983.
Steiner R., Comment acquérir des connaissances sur les mondes supérieurs ou l’initiation, Éditions Triades, 7e éd., Paris, 1989.
Steiner R., Éducation. Un problème social, Éditions anthroposophiques romandes, Genève, 1978.

Sur Steiner

CARLGREN F., Klingborg A., Éduquer vers la liberté, Éditions Les Trois Arches, Chatou, 1992.
Bohnsack F., KRANICH E.-M. (Eds.), Erziehungswissenschajt und Waldorfpädagogik, Klett, Stuttgart, 1990.
Ullrich H., Waldorfpädagogik und okkulte Weltanschauung, Juventa, Weinheim/München, 1991.

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Pascal Patry
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