La rencontre
La rencontre« Le sens du monde est le sourire d’un enfant » ;ainsi commence “Christophe le Passeur”, comme si cette pensée émouvante, placée en exergue coiffait tout l’ouvrage pour en donner le sens symbolique et en souligner le parcours initiatique.C’est d’abord la rencontre de deux corps éclairés de regards émerveillés qui fonde la personnalité de l’enfant, car le visage est le lieu de la présence qui donne sens à la vie.« Christophe, disait quelqu’un, parle-nous de l’Homme, toi qui as vu tant d’hommes.Pour moi, répondait Christophe, j’écoute l’homme dans sa profondeur et dans sa totalité, de sorte que je vois un autre tableau.Oui, je vois d’abord ce que voient le notaire et le confesseur, et ce n’est pas beau.Mais quand l’homme descend totalement dans sa profondeur, il descend dans son enfance, et tous les enfants sont aimables, et l’homme dans lequel vous ne pouvez plus cesser de voir l’enfant qu’il fut, qu’il est toujours, vous ne pouvez plus jamais le détester ni le condamner.Là où la surface montre le mal, la profondeur et l’enfance montrent la racine du mal, et qu’elle a nom : détresse.Mon métier de porteur m’a aidé à comprendre, par sympathie, la nature de l’homme, car l’homme est un porteur.C’est un être qui, au long de son chemin, a une lourde charge à promouvoir, un être qui “prend sur lui”, et qui parfois succombe sous son propre poids. Aussi l’Homme mérite-t-il beaucoup de compassion. » [1].« Christophe avait bien choisi le lieu de sa fixité. Deux grandes voies s’y croisaient, qui formaient vraiment la croix : le fleuve, presque droit, qui descendait du Nord au Sud, le chemin tâtonnant qui, s’infléchissant et s’immergeant pour former le gué, se jetait d’Est en Ouest…Et comme le fleuve sauvage et le chemin se croisaient au lieu de sa demeure, ainsi la solitude et la société des hommes se croisaient dans sa vie. Les contraires s’unissaient en lui. Or, c’est toujours un point vif, et de puissante fulguration, que celui de la rencontre des contraires. » [2].« Quand nous nous ouvrirons, tout nous sera ouvert », écrit Claude Vigée.À travers l’autre, je fais, si je dépasse ma peur, l’expérience de l’infini et cela me renvoie à mon propre infini intérieur. La rencontre, c’est l’expérience du monde, car la psyché est relation ; « la psyché, dit Jung, c’est d’abord le monde ». Le chemin de chacun vers le monde passe par la relation à un autre que soi-même.« C’est à partir de toi que j’ai dit oui au monde », proclame Eluard.La conscience ne peut être conscience de soi, elle ne peut être en soi et pour soi que dans la mesure où elle est reconnue par une autre [3].La rencontre entre homme et femme est la relation humaine fondamentale. Mais dissipons un malentendu assez courant, cette rencontre n’est pas l’expérience de la complémentarité des partenaires, elle est en chacun ouverture à une dimension autre, à l’infini de l’Autre ; c’est en ce sens que cette expérience est de l’ordre du religieux. « Nous proposons d’appeler religion le lien qui s’établit entre le Même et l’Autre, sans constituer une totalité » [4] écrit E. Lévinas qui poursuit par ailleurs :« La différence de sexe n’est pas la dualité de deux termes complémentaires, car deux termes complémentaires supposent un tout préexistant. Or, dire que la dualité sexuelle suppose un tout, c’est d’avance poser l’amour comme fusion. Le pathétique de l’amour consiste dans une dualité insurmontable des êtres. C’est une relation avec ce qui se dérobe à jamais....Le pathétique de l’amour est dans le fait d’être deux. L’autre en tant qu’autre n’est pas ici un objet qui devient nôtre ou qui devient nous ; il se retire au contraire dans son mystère. » [5].Pas de rencontre authentique sans cette ouverture qui conduit à la reconnaissance de l’ultime différence : celle de l’autre, mais aussi celle de notre infini intérieur.Cette reconnaissance exige l’attention soutenue et l’amour qui nous fait émerger du fusionnel et de ses illusions. Fusionnel illustré par la figure de l'hermaphrodite lunaire, située au milieu du parcours tracé par le “Rosaire des Philosophes” ; là où s'arrête Jung dans sa “Psychologie du Transfert”.« Le rapport avec Autrui n’annule pas la séparation, écrit Lévinas. Il ne surgit pas au sein d’une totalité et ne s’instaure pas en y intégrant Moi et l’Autre. La conjoncture du face-à-face ne présuppose pas davantage l’existence de vérités universelles où la subjectivité puisse s’absorber et qu’il suffirait de contempler pour que Moi et l’Autre entrent en un rapport de communion. Il faut, sur ce dernier point, soutenir la thèse inverse : le rapport entre Moi et l’Autre commence dans l’inégalité de termes. » [6].Je ne peux rencontrer l’autre que dans la mesure où je cesse de le prendre pour un fantôme de mon passé, que dans la mesure où je renonce à la quête de l’objet archaïque irrémédiablement perdu, pour m’ouvrir à la découverte d’un interlocuteur présent.Pour rencontrer autrui, il nous faut trouver la juste distance ; lorsque le regard ne dispose plus de la distance optimale, il ne parvient plus à percevoir les choses alentour. L’autre trop proche n’est plus celui attendu ou souhaité, il est redouté comme celui qui vient instaurer une emprise.La rencontre avec l’autre suppose la sortie de la forteresse du narcissisme et c’est à l’humilité que nous invite Christophe, car :« Christophe comprit qu’une fois au moins sur deux, il se trompait.Plus il avait acquis le don d’entrer dans le malheur et dans la raison de chacun, plus il lui était difficile de prendre parti et moins il gardait bonne conscience dans l’accomplissement de son métier. » [7].Voilà qui doit nous interroger pour le nôtre.Nous conclurons que la rencontre est ce face-à-face, au-delà de la peur, dans la joie d’un être qui apporte par sa manière de vivre une expérience différente de celle que j’ai vécue.L’autre est celui qui m’ouvre à une dimension nouvelle ; et avec Aragon, nous dirons :Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontreQue serais-je sans toi qu’un cœur au bois donnantQue cette heure arrêtée au cadran de la montreQue serais-je sans toi que ce balbutiement ?...J’ai tout appris de toi sur les choses humainesEt j’ai vu désormais le monde à ta façonJ’ai tout appris de toi comme on boit aux fontainesComme on lit dans le ciel les étoiles lointainesComme au passant qui chante on reprend sa chansonJ’ai tout appris de toi jusqu’au sens du frisson…J’ai tout appris de toi pour ce qui me concerneQu’il fait jour à midi, qu’un ciel peut être bleuQue le bonheur n’est pas un quinquet de taverneTu m’as pris par la main dans cet enfer moderneOù l’homme ne sait plus ce que c’est qu’être deuxTu m’as pris par la main comme un amant heureux…Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristesN’est-ce pas un sanglot de la déconvenue ?Une corde brisée au doigt du guitaristeEt pourtant je vous dis que le bonheur existeAilleurs que dans les rêves, ailleurs que dans les nuesTerre terre voici ses rades inconnues---Source : Ballade pour un jeune thérapeute - Paul Montangérand - Ancien Président de la société de psychanalyse et de psychothérapie de Genève.---Notes :[1] - Charles BAUDOUIN. « Christophe le Passeur » p. 190-191. Éditions La Colombe 1969.[2] - Charles BAUDOUIN. « Christophe le Passeur » p. 15-16.[3] - ELUARD.[4] - Emmanuel LÉVINAS. « Totalité et Infini » p. 10. Éditions Martinus Nijhoff 1980.[5] - Emmanuel LÉVINAS. « Le Temps et l’autre » p. 78. Éditions Fata Morgana 1979.[6] -. Emmanuel LÉVINAS. « Totalité et Infini » p. 229.[7] - Charles BAUDOUIN. « Christophe le Passeur » p. 25-26.
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