Au-delà du concept
Au-delà du conceptEmmanuel Lévinas nous dit que si la philosophie est « atteinte, depuis son enfance d’une horreur de l’Autre qui demeure Autre d’une insurmontable allergie » [1], c’est que dès son origine elle fut séduite par le concept. Comprendre revient à saisir l’être à partir de rien, à lui enlever son altérité. « Le concept, écrit C. Chalier, cherche à fonder la vérité sans place laissée pour l’Autre, le système qui est l’achèvement d’une telle tentative, s’il satisfait le besoin de comprendre se tient et se maintient à tenir éloignée la pensée de l’autre, ou sa non-prise en considération » [2]. Le même danger guette la psychanalyse si nous ne sommes pas attentifs à respecter l’originalité de la pensée onirique, car « comme le suppose déjà Nietzsche, la pensée onirique est une forme phylogénétique antérieure à notre pensée » [3].Il y a, au moins, deux manières de nier l’inconscient :
- Celle du rationaliste qui le rejette, tel Auguste Comte, qui, dans son “Cours de philosophie positive” écrit : « les faits sont les phénomènes que l’on peut constater par l’expérience ; la seule expérience est celle des sens, la psychologie est impossible et la connaissance de l’homme se réduit à la physiologie ». Position claire et sans ambiguïté.- Mais, il y a une autre manière, celle de ceux qui, reconnaissant l’importance de l’inconscient, mais qui, ayant peur de l’inconnu, tentent désespérément de le maîtriser, donc de le nier, en l’enfermant dans un système conceptuel rigide.
Dans “Les Racines de la Conscience”, nous lisons qu’« Au moment où l’on se fait l’idée d’une chose, on est parvenu à saisir l’un de ses aspects, et l’on succombe régulièrement à l’illusion d’avoir capté l’ensemble. Ce faisant, on ne se rend nullement compte, d’ordinaire, qu’une saisie totale est complètement impossible. Même un concept que l’on pose comme total ne l’est aucunement, car il est encore cette entité particulière dotée d'un nombre immense de propriétés. Cette illusion que Ton se fait à soi-même procure, il est vrai, la tranquillité et la paix de l'âme : l'inconnu est dénommé, ce qui est loin a été rendu proche, si bien qu'on peut le toucher de la main. On en a pris possession et il est devenu une propriété inaliénable, comme un gibier abattu qui ne s’enfuira plus. C'est un procédé magique que le primitif utilise à l’égard des objets et le psychologue à l'égard de l'âme. » [4].Ailleurs Jung reprend et précise :« C'est ici que commencent - non seulement pour le médecin - ces dangereuses aberrances dont la première consiste à essayer de tout dominer par l'intellect. Elles visent un but secret, celui de se soustraire à l'efficacité des archétypes et aussi à l'expérience réelle, au bénéfice d'un monde conceptuel, apparemment sécurisé, mais artificiel et qui n'a que deux dimensions, monde conceptuel qui, à l'aide de notions décrétées claires, aimerait bien couvrir et enfouir toute la réalité de la vie. Le déplacement vers le conceptuel enlève à l'expérience sa substance pour l'attribuer à un simple nom qui, à partir de cet instant, se trouve mis à la place de la réalité.... Or l'esprit ne vit pas par des concepts, mais par les faits et les réalités… Avec un intellect que ne contrôle aucun sentiment, tout peut se faire, tout peut se résoudre et pourtant on souffre d'une névrose. » [5].L'analysant, pour devenir “sujet”, doit briser le miroir de son “Moi” qui lui cache l'altérité de l'Autre. C'est à cette déconstruction de l'image projetée, que l'analyste doit participer, non pas bien entendu par une intervention active, mais par un travail d'ouverture. Ouverture qui ne peut se dire, mais se vivre par l'accueil d'une écoute qui ne sélectionne pas, qui accepte le discours de l'analysant sans l’enfermer dans une théorisation pré-existante. C'est là que l'analyste doit être attentif à ne pas confondre psychologie et psychanalyse, car le plus souvent, écrit Durandeaux :« La psychologie n'est plus qu'un corpus de comportements, d'explications, d'interprétations et d'aphorismes qui reviennent à annuler l'inconscient, tout en affirmant le contraire… Dans sa polarisation sur l'interprétation et l'explication, dans son souci d'efficacité, la psychologie méconnaît, en fin de compte, ce sur quoi elle prétendthéoriquement se fonder. » [6].Depuis longtemps, Jung nous a mis en garde en nous disant que :« Ce serait une faute de l’art, qui pour être grave n'en est pas moins fréquemment commise, de prétendre normaliser les êtres, … c’est-à-dire vouloir les ramener au niveau moyen… Puisque l’individuel… représente l’unicité, l’imprévisible et l’ininterprétable absolu, le thérapeute en face de lui doit renoncer à tous ses présupposés et à toutes ses techniques et se borner à un procédé purement dialectique, c’est-à-dire à une attitude qui sait se dépouiller de toute méthode…Il (ce procédé) ne consiste pas en une continuation pure et simple du développement des théories et des pratiques antérieures, mais en un renoncement total à celles-ci au bénéfice d’une attitude aussi peu préjudiciée que possible. En d’autres termes : le thérapeute n’est plus un sujet agissant, mais un co-participant à un processus de développement individuel. » [7].La théorie analytique n’est pas à rejeter, cela serait absurde et dangereux, car nous risquerions, sans elle, de nous enliser dans une promiscuité informe et sans issue. Quant à la “technique” - mot qui me déplaît - si elle a parfois son importance, elle ne saurait suppléer à la vigilance et à la plasticité d’un analyste qui, en possession de la théorie, devient analyste dans l’instant où il peut s’en défaire. Être analyste, c’est oser se passer des “garde-fous” théoriques ; c’est « prendre le risque de vivre » comme nous le disait Charles Baudouin.« La technique, en psychanalyse, c’est comme en amour : ça compte quand il n’y a rien d’autre » [8] écrit Éliane Amado Lévy Valensi.Aucune théorie, aucune technique ne peut remplacer cette génialité du bon sens contemporaine d’une humanité, donc d’une humilité qui naît d’une permanente vigilance à soi-même. « Si je veux traiter psychologiquement quelqu’un, écrit Jung, je dois abandonner, pour le meilleur et pour le pire, toute prétention à un savoir supérieur, toute autorité et tout désir d’exercer une influence. Je dois entrer dans une dialectique qui consiste à comparer ce que nous avons compris l’un de l’autre.... De cette façon, son système psychique embraie sur le mien et agit sur lui ; ma réaction est alors la seule chose que je puisse légitimement, en tant qu’individu, confronter avec mon patient. » [9].« Le travail thérapeutique requiert l’homme tout entier. » [10].« Ce n’est plus le diplôme médical, mais la qualité humaine qui devient décisive. » [11].À partir des citations de Jung, nous comprenons sa position par rapport aux concepts ; position que nous pouvons résumer ainsi :Les concepts sont des “outils” qu’il a forgés pour travailler à l’approche de l’inconnu. Il n’est pas possible d’en entendre le contenu seul en le séparant du travail d’approche dans la position prise par le sujet pensant lui-même.« Vous devez dégager la valeur pratique immédiate de chaque mot et la mettre en œuvre dans le cours de votre expérience. Il apparaît alors moins comme une solution que comme un programme pour davantage de travail, et plus particulièrement comme une indication sur la façon dont les réalités existantes peuvent être changées. Les théories deviennent des instruments et non des réponses sur lesquelles on peut se reposer. » [12].Le concept chez Jung est concept d’un vécu d’une expérience, et Élie Humbert explique fort bien cela lorsqu’il écrit :« L’expérience dont il s’agit ne satisfait pas au postulat positiviste. Elle n’est pas un “Expériment”, expérimentation d’un observé par un observateur ; elle est “Erfanrung”, vécu dans lequel l’observé et l’observateur sont la même personne.Jung appelle “empirique” le vécu d’interaction entre le sujet et ce qui lui arrive. » [13].Mais Jung reconnaît :« Je ne peux rien dire de convaincant à celui qui n’a pas fait lui-même cette expérience. » [14].« Nul ne peut comprendre réellement ces données, tant qu’il ne les a pas lui-même vécues. » [15].La prise de conscience du vécu de cette expérience se fait selon un processus défini par trois verbes : laisser advenir, considérer, se confronter avec. La lecture du livre d’Elie Humbert (1re partie, chapitre I) vous apportera l’éclaircissement nécessaire pour comprendre ce qui est l’essentiel chez Jung.---Source : Ballade pour un jeune thérapeute - Paul Montangérand - Ancien Président de la société de psychanalyse et de psychothérapie de Genève.---Notes :[1] - Emmanuel LEVINAS. « En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger » p. 188. Éditions Vrin 1967.[2] - Catherine CHALEER. « Judaïsme et altérité ». p. 12. Éditions Verdier 1982.[3] - C.G. JUNG. « L’homme à la découverte de son âme ». p. 230. Éditions Mont-Blanc. Collection Action et Pensée 1958.[4] - C.G. JUNG. « Les Racines delà Conscience ». p. 478. Éditions Buchet Chastel 1971.[5] - C.G. JUNG. « Ma Vie ». p. 171. Éditions Gallimard 1970 fl - Jacques DURANDEAUX. « Poétique analytique ». p. 43. Éditions Seuil 1982.[6] - C.G. JUNG. « La guérison psychologique » p. 87. Éditions Georg & Cie. Genève 1953.[7] Eliane AMADO LEVY VALENSI. « Les Voies et les Pièges de la Psychanalyse » p. 87. Éditions Universitaires 1970.[8] - C.G. JUNG. G.W. 16. p. 12.[9] - C.G. JUNG. « Psychologie du Transfert » p. 55. Éditions Albin Michel 1980.[10] - C.G. JUNG. « La guérison psychologique » p. 58. Éditions Buchet Chastel 1953.[11] - C.G. JUNG. G.W. 4. p. 110.[12] - Elie HUMBERT. « Jung ». p. 91. Éditions Universitaires 1983.[13] - C.G. JUNG. « Dialectique du Moi et de l'inconscient » p. 208. Éditions Gallimard 1964.[14] - C.G. JUNG. « Dialectique du Moi et de l'inconscient » p. 230. Éditions Gallimard 1964.
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