À qui la "faute" ?
À qui la "faute" ?Il y a plus de vingt ans, alors que je participais pour la première fois à ce que nous appelons aujourd'hui un groupe de "développement personnel", j'avais été surpris de la fréquence avec laquelle la question des parents était évoquée, dans les différentes séquences de travail abordées par les uns et les autres, jeunes ou moins jeunes.Lorsque des scènes de notre enfance surgissaient sur l'écran de nos souvenirs ou dans la mémoire vive de notre corps, réveillant souvent un cortège de blessures, de frustrations et de colères, nous étions prompts alors, dans un déferlement d'émotions depuis longtemps refoulées, à désigner des agresseurs, des absents, des coupables finalement. Les fautifs étaient nommés et, neuf fois sur dix, il s'agissait des parents.À travers un réquisitoire au verbe coloré, nous leur brossions alors — en des termes délicatement choisis et avec le concours du célèbre fabuliste — un portrait de "pelés, de galeux, d'où venait tout le mal". Pour compléter le tableau, nous les affublions d'une panoplie d'instruments dont notre enfance avait été bercée, et qu'ils avaient utilisés sciemment, afin de contenir notre spontanéité, de briser notre élan de vie, d'étouffer notre créativité, notre génie de nouveau "Mozart assassiné"Alors que nous nous targuions d'échapper à leur emprise, voilà que nous leur reconnaissions le pouvoir de façonner nos vies. Par un glissement subtil des responsabilités, tout notre mal de vivre, tout notre mal d'être devenait presque leur affaire.Nous, nous le subissions. À cause de leurs insuffisances et de leurs incompréhensions.La réponse extérieure à notre passé se résumait essentiellement à des élans de révoltés ou à des apitoiements de victimes innocentes. Intérieurement, c'est un sentiment encore plus aigu de rupture qui s'imprimait, rupture avec des racines familiales qui nous avaient été imposées — dieu sait par qui — et auxquelles nous avions été rivés, à notre corps défendant, à notre être s'insurgeant.Avec cette attitude, nos difficultés et nos limitations restaient étrangères à nous-mêmes. Elles étaient simplement projetées sur le visage d'un père ou d'une mère des parents âgés de 40 ans, de 60 ans ou plus, vivant à l'autre bout du monde parfois, décédés depuis longtemps, dans d'autres cas.Évidemment, cette logique impitoyable s'arrêtait au moment où il était question de nos qualités et de nos compétences : il ne nous venait pas à l'idée d'en déléguer la paternité.Pendant ces années de stages, de formation, de lecture, j'ai pris conscience avec de plus en plus d'acuité de tout un passé qui me liait à mon enfance, à ma famille — passé qui ne me donnait pas forcément des ailes. En tout cas, pas le genre d'ailes dont l'envergure pût convenir à l'oiseau que j'imaginais être ou que je souhaitais devenir.Plus d'une fois, je me suis trouvé confronté à des chaînes que j'aurais voulu rompre. Bien des colères me submergèrent, bien des tristesses. Il y eut des retrouvailles, aussi, des moments de réconciliation.Quelques années plus tard, je découvris l'astrologie. À travers cette nouvelle approche, je continuais à exhumer des bribes de mon enfance et je percevais plus clairement les liens que j'avais tissés avec mes parents. Sur la lancée de mes démarches précédentes, je persévérais cependant dans cette conception duelle qui consiste à parler du père et de la mère comme s'il s'agissait de personnages extérieurs à soi.Or, le thème natal ne présente pas cette dualité intérieur-extérieur. Il ne "décrit" pas le sujet, d'une part, et ses parents, d'autre part. Ainsi donc, comme mes détours astrologiques épousaient mon cheminement intérieur, un moment arriva où je pus accepter que l'évidence s'impose.Il m'apparut enfin que, lorsque je me penchais sur mon ciel de naissance, je ne pouvais y découvrir autre que moi-même, dans ma relation au monde, à l'univers.Cette carte du ciel ne me révélait pas quelque chose de mes parents, comme si j'analysais alors le thème de chacun d'eux. Tandis que je les envisageais dans mon propre thème, je dévoilais, une à une, des facettes qui étaient miennes.Il ne pouvait plus être question, dès lors, d'un père ou d'une mère extérieurs à moi-même.Reconnaître cela, c'était accepter qu'un héritage opérait à travers moi. C'était m'interroger aussi à propos de l'usage que je faisais de cet héritage, de ma manière de l'exprimer.C'était réapprivoiser deux visages, ressentir la présence, à l'intérieur de moi-même, d'un homme et d'une femme qui avaient été mon père et ma mère. Qui sont le Père et la Mère.Nos parents ne sont pas seulement deux êtres humains avec lesquels nous avons des liens héréditaires. Ils ne sont pas seulement cet homme et cette femme que nous prétendons connaître, simplement parce que nous avons partagé avec eux la longue histoire de notre enfance.La prise de conscience du fait que nos parents ne sont pas seulement cela implique que nous regardions enfin au-delà de notre vécu familial.Nous considérons souvent nos parents en tant qu'inhibiteurs de notre liberté, de notre confiance, de notre créativité. Pourtant, nous les emprisonnons, à notre tour, en les figeant dans le cadre étroit de nos propres jugements et en persistant à ne voir d'eux-mêmes que certaines facettes soigneusement sélectionnées par le fait de nos projections.Si nous choisissons d'écrire à leur sujet, n'est-il pas sage de commencer par un aveu : les parents, ne restent-ils pas des inconnus pour leurs enfants ?Bien sûr, nous savons que notre présence sur la terre dépend de leur concours. Mais cette réalité incontournable suffit-elle à ce que nous aimions vraiment, non pas seulement l'idée, mais jusqu'au souvenir d'être venus sur la terre par la semence d'un autre, par le ventre d'une autre ?Que nous soyons les héritiers de deux êtres que nous jugeons si souvent imparfaits, ou les continuateurs de deux personnes dont le legs peut paraître parfois si monumental, cela nous plaît-il vraiment ?Pouvons-nous l'assumer ? Voulons-nous l'assumer ? Est-ce possible de le rejeter, finalement ? Quand nous envisageons ce qui nous unit à nos parents ou ce qui nous sépare d'eux, nous faisons bien plus que dévoiler certains aspects d'une trame relationnelle, plus ou moins harmonieuse, plus ou moins conflictuelle.Quand nous nous interrogeons à leur propos, nous évoquons le mystère qui nous unit à la vie. Le lien aux parents est véritablement lien à la Vie, par-delà les fils noués du corps et du sang, par-delà ceux que tisse la généalogie familiale.Par le pouvoir qu'ils ont d'engendrer la vie, les parents détiennent la puissance sacrée du Père et de la Mère. Symboliquement, ils sont les deux faces de la Divinité créatrice. Ils sont avant tout commencement, ils étaient avant que nous ne fussions et, à travers nous, ils survivent à leur propre mort.Nos projections leur assignent une telle aura mythologique, qu'il faut bien des années pour que nous contactions enfin des êtres réels, par-delà les archétypes qu'ils représentent.Poser la question des parents, c'est entrevoir celle du mystère des origines. C'est retourner à cette entité primordiale que représente le couple parental, c'est revenir à l'union qui a permis notre conception.C'est imaginer nos parents faisant l'amour. C'est dévoiler un tabou. C'est toucher au sacré.---Eric Berrut
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