Le tétramorphe et l’énigme de l’incarnation - Pascal Patry astrologue et thérapeute à Strasbourg 67000

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Mystères de l'univers
Le tétramorphe et l’énigme de l’incarnation

Raymond Burlotte - Triades, revue trimestrielle, automne 1985.

« Quelqu'un parvint à soulever le voile de la déesse.
Mais que vit-il ? Il vit — merveille des merveilles — soi-même. »
Novalis.


Parmi les images issues des plus anciennes traditions, nous rencontrons dans maintes œuvres d'art dispersées ici et là le symbole du tétramorphe. Il s’agit de quatre êtres vivants représentés souvent ailés : un taureau, un lion, un aigle et un être humain (ou ange). On trouve le tétramorphe en Égypte sous la forme primitive du sphinx. On le voit apparaître dans l’Ancien Testament lors de la vision d’Ezéchiel. Dans l'Apocalypse de Jean, les quatre figures entourent le trône de Dieu. Plus tard, on les verra comme représentant les quatre évangélistes et entourant le plus souvent le Christ.

Pouvons-nous, avec nos moyens, c’est-à-dire à partir de notre conscience moderne, tenter de comprendre l’énigme qui s’exprime dans une telle image ? Pour pouvoir répondre à cette question, nous devons modifier profondément la relation que nous entretenons aujourd'hui avec la nature et avec nous-mêmes.

Car la science matérialiste a conduit, en quelques siècles, à un total désenchantement du monde. Elle a fait de l’univers un immense mécanisme où il n’y a plus de place pour l’être humain. Plongé dans un monde où ne règnent que déterminisme, causalité et indifférence, l’homme voit pourtant surgir des profondeurs de lui-même des questions, auxquelles la science ne sait plus donner aucune réponse valable, sur la vie, le destin, la liberté, la création, etc.
L’historien des sciences A. Koyré a montré comment la science est responsable de cette déchirure de notre monde en deux :

« La science moderne a renversé les barrières qui séparaient les Cieux et la Terre, elle unit et unifia l’Univers. Mais elle le fit en substituant à notre monde de qualités et de perceptions sensibles, monde dans lequel nous vivons, aimons et mourons, un autre monde : celui de la quantité, de la géométrie déifiée, monde dans lequel, bien qu'il y ait une place pour toute chose, il n’y en a pas pour l’homme. Ainsi le monde de la science — le monde réel — s'éloigna et se sépara entièrement du monde de la vie. C'est en cela que consiste la tragédie de l’esprit moderne qui résolut l’énigme de l’univers, mais seulement pour la remplacer par une autre : l'énigme de lui-même [1]. »

Cette prise de conscience n’est pas nouvelle. Dès l’aube de la révolution scientifique, il s’est trouvé des esprits pour regretter cette perte de l’ancienne alliance entre l’homme et l'univers. Or, une image comme celle du tétramorphe est issue de cette ancienne alliance. Au moment où l’image matérialiste du monde atteint son apogée avec Laplace (la mécanique céleste), La Mettrie (l’homme-machine), etc., le poète Novalis écrivait déjà :

« Ils ont tâché d'explorer, d'un scalpel hardi, la structure interne et la relation des diverses parties entre elles. L’aimable Nature succomba sous leurs mains et ne laissa d'elle que des restes morts et pantelants (...) Mais si on ne l’aime pas du fond du cœur, si l’on n’admire et ne veut observer que des détails isolés, il est bon de fréquenter sa chambre de malade, son ossuaire [2]. »

Ce sont le plus souvent les artistes qui ont vécu douloureusement cet abîme entre les deux cultures : l'art d’un côté, qui parle à la vie intérieure de l'âme, et la science de l’autre, qui ne voit rien d'autre dans la réalité qu’une mécanique sans signification. Nous ne pouvons plus, aujourd’hui, échapper à cette situation schizophrénique. En sommes-nous donc réduits à l’alternative entre une science qui fait de l’homme un étranger dans un univers dont il ne comprend plus l’unité, et une protestation humaniste qui peut seulement rester enfermée dans ses expériences subjectives et incommunicables ? Comment réaliser une « nouvelle alliance [3] » entre l’homme et la nature, entre la réalité intérieure et la réalité extérieure ?

Goethe a ouvert une voie qui permet de travailler à réconcilier les deux cultures. Sans renoncer à la rigueur de pensée acquise par la science, il a réussi à vaincre les limites que la connaissance s’était fixées depuis le xv1 siècle. S’appuyant sur la démarche goethéenne, Rudolf Steiner a indiqué une épistémologie, c’est-à-dire une manière de connaître, qui nous ouvre des perspectives nouvelles dans l’approche de l’esprit, c’est-à-dire de l’unité qui vit et agit dans le monde sensible :

« Le sensible montre partout, si on le connaît de façon juste, qu’il est révélation de l’esprit. À la lumière de cette juste connaissance du sensible, il m’apparaissait clairement que seul peut admettre des limites à la connaissance, telles qu’on les établissait alors, quelqu'un qui se heurte à ce sensible et le traite comme il traiterait une page imprimée si, n’examinant que la forme des caractères et sans avoir idée de lire, il prétendait qu’on ne peut pas savoir ce qui se cache derrière ces formes. (...) Derrière les phénomènes sensibles, je cherchais non pas un univers atomique non spirituel, mais le spirituel qui, bien qu'il se manifeste apparemment à l’intérieur de l’homme, appartient en réalité aux choses et aux processus sensibles eux-mêmes. Le comportement de l’homme connaissant crée l’illusion que les pensées des choses sont dans l’homme alors qu’en réalité elles agissent dans les choses. L'homme a besoin de se donner l’illusion qu’elles sont séparées des choses ; mais quand il fait l’expérience vraie de la connaissance, il les rend à nouveau aux choses [4]. »

Pour celui qui s’efforce de cultiver cette manière d’observer les phénomènes de la nature, c’est un monde de nouveaux concepts et de nouveaux sentiments qui s’élabore peu à peu. Chaque objet commence à nous dire quelque chose de caractéristique, si nous savons le lire. Pour cela il ne faut pas tout de suite chercher à « expliquer » le phénomène par un système de principes abstraits, mais le laisser nous dire ce qu’il a à nous dire. Vis-à-vis d’un animal, par exemple, le principe « d’utilité » de tel ou tel organe est un obstacle que l'intellect oppose à une simple lecture du phénomène, c'est-à-dire ici de la forme ou du comportement de cet animal. La pensée doit alors se transformer : il faut qu’elle cesse d’être explicative et spéculative, pour devenir pure écoute attentive, ouverture active. La pensée se tourne vers le phénomène sensible pour laisser parler le phénomène lui-même. Il s'agit d'un véritable retournement qu’on ne réalise pas d’un coup mais seulement par un long entraînement méditatif au sein du monde qui nous entoure. De même que nous lisons dans les traits du visage ou dans les gestes d'une personne l'expression de son être intérieur, nous chercherons à pénétrer peu à peu dans l'intériorité de la nature en déchiffrant les formes, les qualités et les processus qu'elle nous montre, comme autant de signes de son être profond.

Nous partirons donc du kaléidoscope d'images sensibles que la nature déploie tout autour de nous, et nous nous y plongerons avec tout notre être de telle façon que nous reproduisions intérieurement ses mouvements, nous unissant en quelque sorte au jeu de forces qui s’y exprime. Nous devons ainsi parvenir à éprouver consciemment, en l’imitant en nous, ce qui se joue dans telle plante, tel animal, tel paysage… Nous nous identifions au phénomène, dans une partie de notre être, puis nous comparons les expériences que nous faisons alors avec celles qui s’éveillent en écho tout au fond de nous-mêmes. L’homme intérieur est ainsi replacé au centre du processus de connaissance ; il s’ouvre à la signification de la réalité qui l’entoure, parce qu’il devient capable de recréer en lui cette réalité extérieure.

Essayons donc d'appliquer cette activité de connaissance aux êtres vivants qui constituent le tétramorphe. Tournons-nous, pour commencer, vers un animal comme le lion ou le chat. Non pas en nous plaçant devant eux en spectateur qui se contente d’enregistrer telle ou telle particularité et qui réfléchit ensuite à ce sujet, mais en nous efforçant de saisir l'animal avec les mêmes forces que celles que nous tournons vers une œuvre d’art pour en découvrir le contenu caché. Les formes, les gestes, etc. seront appréhendés par notre esprit de telle façon que notre sentiment et notre volonté les accompagnent. Les perceptions deviennent ainsi peu à peu transparentes et commencent à parler un nouveau langage qui nous saisit intérieurement.

Ce qui frappe d’emblée, chez le chat, c’est l’extraordinaire adresse de ses mouvements. Quelle démarche ! Quelle élégance, quelle souplesse dans tout le corps ! Du bout des oreilles au bout de la queue, et jusque sous les pattes, tout ondule avec grâce ; le corps entier forme une vivante unité qui se coule dans chaque mouvement. Soudain, le voilà qui s’arrête, fléchit ses pattes et regarde en l’air. Puis avec une sûreté admirable, il arrache son corps du sol et retombe en souplesse sur ce mur, sans même se balancer pour retrouver l’équilibre. Parvenu au bout du mur, il laisse sa tête tomber en avant, et se reçoit en souplesse sur le sol, sans bruit. Nous ressentons combien un tel animal a intériorisé l’équilibre et maîtrise à la perfection le déplacement à la surface du sol.

Un autre geste caractéristique, c’est sa façon de jouir de son propre corps. Le voilà qui s’approche pour se faire caresser. Il se frotte avec délice contre notre jambe et presse encore sa tête, son échine et sa queue pour augmenter au maximum la sensation ! Regardons-le maintenant qui cherche un endroit confortable pour dormir. Il se retourne plusieurs fois pour trouver la meilleure position, puis le voilà tout enroulé sur lui-même, dans sa douce et chaude fourrure, complètement détendu, jouissant de son repos. Mais l’instant d’après il nous surprend par sa vivacité. Avec quelle rapidité et quelle sûreté il attrape quelque chose ! Voilà tous ses sens en éveil ; comme fasciné, hyper-attentif, les muscles tendus, il exprime alors une extrême concentration. Puis le voilà qui se détend comme un ressort : les griffes et les dents se plantent pour saisir la victime. Mais il la relâche bientôt, joue avec, puis la saisit de nouveau ! Qu’est-ce qui s’exprime dans un tel être ? N’est-ce pas en réalité toute la vie du sentiment, qui oscille sans cesse entre l’antipathie et la sympathie, entre l’agressivité, l’attaque, la menace, et la cajolerie, la douceur, la caresse, entre la tension et la détente ?

Nous allons retrouver ces caractéristiques intensifiées chez le lion. Tout ici est équilibre entre la tension et la détente, portées à leur plus haut degré. On sent une vibration de sensibilité qui parcourt sans cesse tout le corps. Les pattes sont reliées harmonieusement au reste du corps et restent souples, vivantes et sensibles jusque dans leur contact avec le sol. Quelle différence avec la robuste raideur des pattes du cheval ou du taureau, et la finesse décharnée des pattes de l’oiseau ! Le lion habite les grandes steppes où tout le paysage s’étale dans l’horizontale. Qu’il soit couché, avec sa splendide tête large fièrement redressée, le regard perdu au loin, ou qu’il coure en semblant frôler le sol sur lequel il glisse en souplesse, c’est tout son être qui semble tendu comme en vibration entre les lointains espaces et le contact intime avec les objets qu’il peut saisir, griffer ou mordre.

C’est la partie médiane de son corps qui est la plus développée, la cage thoracique, là où le battement du sang rencontre le rythme de la respiration : l’air transparent qui pénètre de l’extérieur, le sang chaud et bouillonnant qui afflue des profondeurs du corps. Les deux rythmes fusionnent dans cette partie centrale, siège des émotions. Même le fait de se nourrir est pour le lion (et pour sa victime !) l’occasion d’une violente émotion. Chez lui la digestion est brève et facile. Elle ne vient en rien l’alourdir. Il se nourrit de viande, donc son organisme a peu d’efforts à faire pour transformer les protéines. Quant à la vie des sens, elle est tout entière mise au service du rythme des émotions : tantôt éveil, vigilance, ouverture… puis l’instant d’après repli sur soi, somnolence, plongée dans l’organisme végétatif.

Pour lire un mot, il faut assembler plusieurs lettres. De même, pour comprendre l’être véritable d’un animal, il faut pouvoir le comparer à d’autres. Nous donnerons ainsi à la nature l’occasion de nous révéler plus avant ses secrets.

Tournons-nous vers le taureau, ou la vache. Cet animal fait sur nous une impression sombre et massive. Le corps pesant est soulevé au-dessus du sol par quatre colonnes sur lesquelles il repose, comme suspendu dans la pesanteur. Regardons une vache se lever. Comme la manœuvre est compliquée ! Elle doit se hisser en plusieurs étapes, dépliant ses pattes raides qui servent de soutien : d’abord l'arrière, puis l'avant, et la tête, si lourde, en dernier. C’est le squelette ici qui, agissant tel un tuteur, par sa solidité, sert de soutien à cette masse arrondie qui pend comme un sac trop plein. Quelle différence avec le lion ! Ici c’est à une constante confrontation avec la pesanteur que l’on assiste. Les pattes décharnées et constituées seulement d’os et de tendons servent à l’animal pour se soulever en repoussant le sol sous lui. Les extrémités des pattes n’ont plus aucune sensibilité : l'animal ne ressent pas, comme le fait le lion à chaque mouvement, le contact sensible de la terre, mais il plonge profondément et inconsciemment dans le dynamisme des forces terrestres. Le bout des pattes devient sabot de corne qui martèle la terre. La matière vivante se durcit, se dévitalise et de ce fait, s’isole sur elle-même.

Si nous voulons nous lier intérieurement à ce qui se passe dans un tel processus, nous pouvons nous concentrer sur ce que nous ressentons lorsque nous soulevons un sac très lourd. Au bout d'un moment, la conscience s’assombrit ; on entend moins bien, on voit moins bien, on est comme aspiré par les profondeurs du corps. On a de plus en plus de mal à sortir de soi-même pour pénétrer dans le monde extérieur. Le bovin éprouve ainsi intensément, mais de façon sourde, les processus internes de son organisme. Ses sens ne sont pas vraiment éveillés à ce qui se passe autour de lui ; le regard est voilé, comme absorbé en lui-même, et il en va de même des autres sens.

À la différence du lion qui doit chasser sa proie pour la tuer, la vache vit au milieu de sa nourriture. Calme et tranquille, la tête penchée vers le sol, elle avale la prairie avec laquelle elle semble constituer une unité. Sa langue gluante coule vers l’herbe ; puis celle-ci est avalée telle quelle et vient remplir cette énorme poche qui pénètre en avant jusque dans la cage thoracique et va jusqu’à la queue ! Ensuite commence la digestion proprement dite. L'herbe remonte bouchée par bouchée de l’intérieur du corps pour être broyée entre les molaires. De sorte que la tête entière est en réalité un organe digestif. Que font les molaires ? Elles ne déchirent pas comme chez le lion, mais elles broient, elles écrasent. Par la pression, elles pénètrent dans les forces de cohésion de la matière terrestre pour les dissoudre. Encore une fois : entrer dans le dynamisme des forces terrestres et leur résister. Nous avons ici la source même des forces de la volonté : celles qui vont sortir dans le monde terrestre pour le transformer et pas seulement éprouver une émotion qui reste intérieure.

Avec des mouvements appliqués, quasi mécaniques, l’herbe est donc mâchée jusqu'à totale liquéfaction. Les glandes salivaires produisent environ 150 litres de salive par jour ! L’activité de la tête est beaucoup plus tournée vers les processus internes de transformation de la matière que vers les images du monde extérieur. Après digestion dans l’estomac, au cours de laquelle 150 nouveaux litres de suc digestif sont sécrétés, la matière liquéfiée va parcourir 60 mètres de muqueuse intestinale par laquelle elle sera goûtée, absorbée, transformée en sang puis en protéines animales. Quelle intense activité métabolique ! Le bovin est capable de digérer même la cellulose la plus sclérosée, la paille, pour en tirer son énergie et la transformer en chair vivante. Et malgré cela, la vache trouve le moyen de rendre à la terre cette bouse qui est encore si riche qu’elle apporte à la nature des forces de vie renouvelées !

Il est très parlant d’opposer à cet animal qui se lie ainsi à la pesanteur et à la digestion un autre qui va se détacher de la terre au point d’échapper à la pesanteur pour s’adonner entièrement à l'air et à l’espace : l’oiseau. Nous allons rencontrer là un des plus extraordinaires contrastes que la nature puisse nous présenter. L’aigle par exemple, ou la buse, se pose rarement par terre. Il reste en Pair ou se pose sur un piquet. D’ailleurs l’oiseau n’a pas de véritables « pattes » : ce sont plutôt des sortes de baguettes décharnées qui n’entrent aucunement dans le dynamisme de la pesanteur. Ces pattes sclérosées se terminent par des doigts écartés. Elles servent à attraper les branches, en les ramenant vers soi. On devrait plutôt dire qu’avec ses pattes, l’oiseau se raccroche à la terre… pour ne pas la quitter complètement !

Le corps de l’oiseau est très compact. Les ailes et les plumes prolongent ce petit corps léger et ramassé sur lui-même, et l’étendent en quelque sorte dans l’air. Car qu’est-ce en effet que le plumage ? De la corne, donc de la protéine morte, issue du sang comme le sabot ou la griffe, mais répandue et éparpillée dans l’air tout autour. Ici, au lieu de se durcir au bout des membres pour séparer l’animal d’avec la terre, la corne se disperse en rayonnant dans l’air et la lumière et en enveloppant tout le corps de l’oiseau. Lorsqu’on regarde un oiseau, on ne voit en réalité, à l’exception des yeux, rien de vivant. Chaque plume est un rayon qui lui-même rayonne à nouveau, puis encore à nouveau jusqu’à former des fils d’une extrême finesse. La plume manifeste, dans la matière dévitalisée, les forces qui agissent dans l’air et la lumière : des forces d’expansion et de rayonnement à partir d’un centre. On peut faire une expérience à ce sujet : si l’on agite une grande plume, on « perçoit » l’air comme une résistance fluide. En se dévitalisant et en se laissant sculpter par l’air, la matière organique devient organe sensible pour l’air ! Or ceci caractérise essentiellement l’activité du système nerveux qui permet de percevoir le monde extérieur.

D’ailleurs tout, chez l’oiseau, est tourné vers l’extérieur. C’est le contraire du bovin qui vit entièrement centré sur son propre organisme plongé dans la pesanteur terrestre et traversé par les forces de vie. L’oiseau vit hors de son corps qui n'est qu’une sorte de dépouille dans laquelle il ne pénètre pas vraiment. Une mésange, par exemple, est continuellement en mouvement : elle sautille, vole de-ci de-là, tourne autour d’une branche, etc. On a l’impression que son corps physique n’est qu’une sorte de point d’ancrage pour un être qui vit en réalité tout autour. Si la vache est un animal très incarné, on peut dire de l’oiseau qu’il est très excarné. Il est clair maintenant que le félin vit dans un rythme entre les deux, entre l'incarnation et la désincarnation.

Le squelette de l’oiseau est petit et resserré. Même chez les gros oiseaux, on est toujours étonné de voir combien il y a peu de place là-dedans pour un véritable organisme végétatif. Toute l’allure, toute la forme de l’animal vient des plumes mortes. Lorsqu’il respire, l’air ne reste pas dans les poumons : au lieu de stationner dans les alvéoles pour y rencontrer le sang, l’air continue à pénétrer dans l’oiseau par de nombreux sacs aériens, de sorte qu’il imprègne tout son corps, jusqu’à l’intérieur des os qui sont creux. Ainsi l'intérieur est entièrement pénétré par l’extérieur ! D’autre part, on pouvait s’y attendre, le système métabolique est peu développé. La digestion est très rapide. C’est pourquoi l’oiseau doit manger sans arrêt, car il brûle tout au fur et à mesure. L’activité vitalisante du sang est refoulée tout à l’intérieur par les forces de mort, qui sont aussi celles de la conscience.

C’est bien l’activité des sens qui est la plus développée chez l’oiseau. Ses yeux proéminents placés latéralement lui donnent une vision aiguë et globale de tout l’environnement. L'oiseau est en quelque sorte un être neuro-sensoriel qui vole dans l’espace. La vache est un être métabolique- digestif qui se ressent dans la pesanteur, et le lion un être sanguin- respiratoire, qui vit entre la tension et la détente, dans l’horizontalité. Ce qui nous apparaît dispersé dans ces différents animaux, nous devons maintenant essayer de le saisir comme un tout. Or, cette unité, c’est l’organisation humaine.

La partie inférieure du corps humain est orientée vers la matière terrestre. Les jambes s'appuient sur le sol qu'elles repoussent pour hisser le corps au-dessus de la terre. Le squelette et les muscles des jambes se lient directement aux forces de la pesanteur pour les vaincre. Le ventre contient les organes du métabolisme, ceux de la digestion et de la reproduction. Entièrement tournés vers l’intérieur, ils élaborent et transforment la matière pour en nourrir le sang et construire l’organisme. Ce qui, chez le bovin, est développé de façon unilatérale, jusqu'à faire partie de l’environnement naturel, se retrouve donc chez l'homme, mais retenu, limité à la partie inférieure de son organisme.

Dans la partie centrale du corps humain, le tronc, on retrouve sous forme atténuée ce qui s'exprime avec une telle intensité dans le corps entier du lion. La cage thoracique contient les organes du rythme qui vivent sans cesse entre la systole et la diastole. La pulsation du sang, support des passions et de l'excitation, rencontre le rythme de la respiration qui vient la contrôler et la calmer. Les bras, dégagés de la pesanteur, peuvent, contrairement aux jambes, entrer en relation avec ce qui nous entoure : ils vivent dans l'horizontale.

Quant à la tête, nous la portons tout en haut du corps, dans un état d'apesanteur : elle évite tout contact direct avec les objets matériels et « vole » — les sens grands ouverts — dans l’air lumineux. Elle est tournée vers l'espace extérieur. C’est la partie du corps la plus minéralisée. Elle est constituée d’os creux et couverte de protéines dévitalisées : les cheveux. Les yeux, les oreilles et le nez sont des cavités où air et lumière pénètrent. Dans le cerveau, formé de cellules qui ne se reproduisent pas, les forces de vie sont amoindries, permettant l’éveil de la conscience. Ce qui devient autonome dans la nature pour construire l’oiseau vit comme retenu dans la tête humaine.

Si nous laissons ces phénomènes parler leur langage, c’est toute l'énigme de la nature humaine qui se dévoile peu à peu. Nous pressentons l’organisation tripartite du corps humain dont R. Steiner a révélé le lien avec la triple organisation de l’âme humaine, pour la première fois en 1917, après trente ans de recherches [5].

La pensée, ou plus précisément la faculté de se faire des représenta­tions, a comme support corporel le système nerveux et tout spécialement le cerveau. Échappant à la pesanteur et à l’emprise directe des forces terrestres, il est constitué de substance dévitalisée et peut ainsi servir de miroir à l’activité spirituelle du moi qui n'y pénètre plus ; le moi s’éveille à lui-même dans les images-reflets qu’il se fait du monde. La pensée repose sur un processus d'excarnation.

Il en va tout autrement pour la volonté et le sentiment. Si on pense généralement qu’ils reposent aussi sur les processus cérébraux, c’est parce qu’on les confond avec les représentations qui leur sont inévitablement liées : on se représente qu'on a peur, ou bien on pense à ce que l’on veut faire, mais il ne s’agit pas alors du sentiment que l’on éprouve ni du vouloir qui réalise effectivement l’action. Car le sentiment, on le ressent à travers les variations dans les rythmes du cœur et de la respiration. Quant au vouloir, c’est-à-dire ce qui agit réellement dans le monde extérieur pour le modifier, il repose sur les processus du métabolisme, en particulier ce qui se joue entre le sang et les muscles. C’est parce que nos membres pénètrent dans le dynamisme des forces terrestres, par les articulations et les muscles, que nous pouvons entrer dans ces forces pour les modifier par notre volonté. Il s’agit ici d’un processus d’incarnation du moi : il plonge dans le processus du corps. Le sentiment, quant à lui, repose sur un rythme constant entre l’excarnation et l’incarnation.

Ce qui, dans les animaux, se réalise de façon puissante et unilatérale, vit aussi dans l’homme. Mais ici chacune des trois grandes forces est retenue, de sorte qu’elles peuvent s’unifier et s’harmoniser dans un seul organisme. L’homme a ainsi la possibilité de rester libre de tout lien prédominant avec ce qui l’entoure : il n'est plus inséré unilatéralement dans un des domaines des forces naturelles. Le corps humain peut alors devenir le réceptacle de la totalité qui vit aussi dans la nature tout entière. Cette réalité d’une quatrième entité équilibrant les trois autres est exprimée dans le tétramorphe par la figure de l’homme (ou ange), qui s’oppose au lion. Il n’est pas facile de saisir cette quatrième entité. Nous essaierons de le faire en comparant le corps nu de l’homme à celui du lion.

Chez le lion tout est orienté vers le combat : imposant à tous sa force, il domine son entourage. Il recherche le conflit avec les autres pour les vaincre et les soumettre. Par contraste, le corps humain apparaît bien démuni : aucune arme, aucune défense ! Dans sa nudité, il est d’une grande sobriété ; tout reste comme en germe, non spécialisé, tout est retenu dans un état quasi embryonnaire. Et ainsi peut nous parler la nature de cette quatrième force : ne réside-t-elle pas dans la capacité de s’oublier, de s’effacer soi-même, pour s’ouvrir aux autres, les aider et les comprendre ? La main n’a pas de griffes, la mâchoire n'a pas de crocs puissants. Mais grâce à cette grande retenue, la main peut travailler, aider, soigner ; la mâchoire peut parler, communiquer. Ici aussi, il s’agit des facultés de l'organisme médian, mais les forces de l’émotion et du sentiment sont retournées et intériorisées pour devenir amour qui aide un autre être à se réaliser.

Dans le tétramorphe, nous avons donc reconnu la constitution type du corps humain : il réalise la synthèse de quatre forces : trois règnent dans des domaines différents de la nature où elles sont intimement imbriquées. La quatrième retient et harmonise les trois autres. C’est pourquoi il est sans doute juste de la représenter par un ange, au sens de Pascal qui caractérise l'homme comme étant à la fois ange et bête. Peut-être pouvons-nous dire que cette quatrième force est l’image originelle de l’homme céleste.



Ceci caractérise l’organisation humaine en général. Mais un homme donné n’est pas un simple représentant du type humain. La pensée, le sentiment et la volonté sont chaque fois saisis par un être individuel : un « je ». C’est lui qui prend la place de cette sagesse instinctive qui habite entièrement le corps animal ; chaque individu humain s’insère de façon spécifique dans le monde : il a une biographie propre. Pour comprendre cet homme-je, il faut concevoir qu’il n’existe pas uniquement entre la naissance et la mort, mais qu'il s’incarne toujours à nouveau dans l’organisation humaine type, lui conférant un destin, un karma particulier. Le « je » peut seulement s’incarner dans un corps non spécifié par avance, c’est-à-dire dont le modèle est libéré de tout comportement prédéterminé. C’est lui qui impose alors la marque de sa propre spécificité. Chaque homme aura sur terre une personnalité bien précise, en imprimant à son organisme sa constitution spécifique, selon les expériences que le « je » a besoin de vivre, expériences qui dépendent de ses vies antérieures.

Le « je » éternel cherchera la compensation à cette unilatéralité passagère, qui dure le temps d’une vie terrestre, en s’imposant une prochaine incarnation qui sera complémentaire de la précédente. À une incarnation masculine succédera, par exemple, généralement une incarna­tion féminine. Le « je » ne pourra progressivement se réaliser lui-même qu’en se liant à des corps spécifiés, donc à des destins terrestres qui, dans leur succession, se compensent les uns les autres. Une telle perspective permet d’accorder, si on la comprend toujours plus consciemment, la partie corporelle et la partie spirituelle-éternelle de l’homme. C’est ainsi qu’il progresse peu à peu de son état de non-liberté, imbriqué dans la sagesse de la nature que nous admirons à l’œuvre dans les animaux, vers le but de son pèlerinage d’incarnation en incarnation : l’esprit libre.

Notes

(1) A. Koyré, Études newtoniennes. Gallimard, Paris, 1968, pp. 42-43.
(2) Novalis, Les disciples à Sais in : Novalis. Petits écrits, éd. bilingue. Aubier, Paris, 1947, p. 193.
(3) Ilya Prigorine, La nouvelle alliance, métamorphose de la science. Gallimard, Paris, 1 979. (Un exemple parmi les nombreux ouvrages paraissant actuellement et qui témoignent des interrogations de scientifiques en ce domaine.)
(4) Rudolf Steiner, Une théorie de la connaissance chez Goethe. Éditions Anthroposophiques Romandes, Genève. 1985, pp. 11-12.
(5) Rudolf Steiner. Des énigmes de l’âme. Éditions Anthroposophiques Romandes, Genève, 1984, pp. 138 à 148.





Pascal Patry
Praticien en psychothérapie
Astropsychologue
Psychanalyste

5, impasse du mai
67000 Strasbourg

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