Réalité (Concept)

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Réalité (Concept)

Pascal Patry praticien en psychothérapie, thérapeute et astropsychologue à Strasbourg 67000
Publié par Pascal Patry dans Philosophie · Lundi 29 Août 2022
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Réalité (Concept de)

Article écrit par Jean Hamburger dans l'Encyclopedia Universalis

Envisageons, comme nous l’avons fait ces derniers jours, la vie des éléments que nous rencontrons immédiatement derrière notre existence physique, derrière ce que perçoivent nos sens. Ces élé­ments, tels que les décrit la science spirituelle, vivent à travers ceux de la terre, de l’eau, de l'air, du feu ou de la chaleur, de la lumière, de l’éther de son, de l’éther de vie. Essayons de nous faire de chacun d’eux une idée bien nette, et qui demeure vivante en nous. Et évitons de nous dire avec cette sorte d’orgueil intel­lectuel qu’éprouvent facilement des spiritualistes convaincus : Tout cela n’est que maïa ! Car, à travers cette maïa se révèlent de véri­tables êtres, et si nous négligeons d’étudier les instruments et les moyens de leur manifestation, nous nous privons de ce qui peut nous faire comprendre la vie. Lorsque nous parlons de Peau, de l’air, etc., nous y voyons l’expression directe d’entités spirituelles véritables ; et si l’on voulait tout ignorer de la maïa, on n’arriverait jamais à se représenter ces entités qui sont ainsi derrière toute chose.

Rudolf Steiner - La création selon la Bible


Dans le livre VII de la République, Platon emprunte aux Orphiques sa fameuse allégorie de la caverne, qui représente pour lui l'image de l'illusion possible des hommes sur la réalité.

Des prisonniers sont enchaînés en un lieu où, du monde, ils ne voient que les ombres projetées par un feu allumé derrière eux :

« Voilà, dit-il, un étrange tableau et d'étranges prisonniers.

- Ils nous ressemblent, répondis-je. Et d'abord penses-tu que dans cette situation ils aient vu d'eux-mêmes et de leurs voisins autre chose que les ombres projetées par le feu sur la partie de la caverne qui leur fait face ?

- Sans contredit.

- Dès lors, s'ils pouvaient s'entretenir entre eux, ne penses-tu pas qu'ils croiraient nommer les objets réels, en nommant les ombres qu'ils verraient ? »

Près de vingt-cinq siècles se sont écoulés depuis Platon, durant lesquels la philosophie n'a cessé de soupeser la part respective de l'observateur et de l'objet observé dans ce que nous appelons la réalité, ou, si l'on veut garder la terminologie platonicienne, le poids respectif des idées et du réel.

Dans cet éternel débat philosophique on trouve, aux deux bouts de la table, les extrémistes : d'un côté les solipsistes, qui déclarèrent que la réalité n'est qu'illusion, que rien n'existe sinon la pensée, que tout est subjectif ; de l'autre, des empiristes qui rient de ces philosophies stériles et jugent non seulement que le monde existe, extérieur à nous, mais qu'il convient de porter sur lui le regard le plus objectif qui soit, en tordant le cou à toute subjectivité.

Entre ces deux extrêmes, la grande cohorte des philosophes de tous les temps, si nombreux et si divers qu'il serait injuste de citer l'un plutôt que l'autre : leur réflexion est d'ailleurs analysée en détail dans d'autres articles de cette Encyclopédie.

Presque tous s'entendent sur une réalité-mélange, faite d'objectif et de subjectif, née d'un dialogue entre l'homme et le monde, descriptive non du monde en soi, mais du monde tel qu'il est vu par l'homme.

Le fait nouveau, le seul qui sera ici traité, est une retouche à ce concept traditionnel, telle que l'expérience scientifique contemporaine l'impose. Il y a déplacement du point d'équilibre entre les deux partenaires, l'observateur du monde et le monde observé.

Dans ce que nous nommons réalité, la part de l'esprit humain prend plus de poids que ne l'avaient pressenti maints philosophes traditionnels, tandis que s'éloigne plus encore tout espoir de connaître le monde tel qu'il « est » (à supposer que ce « tel qu'il est » signifie quelque chose).

Deux chocs ont ébranlé les colonnes du temple de nos certitudes : le constat de césures entre divers regards portés sur la même « réalité » et la naissance du concept de l'aléatoire.

I - Césures

Empruntant à la poésie le mot qui signifie démarcation entre deux hémistiches d'un même vers, j'ai proposé de nommer césure ce qui peut séparer les images d'un même objet étudié par deux méthodes scientifiques distinctes.

Jusqu'à ces dernières années, on avait toujours admis implicitement la non-discontinuité de ces images. On n'imaginait pas qu'une pierre, un tissu vivant ou les phénomènes de la naissance et de la mort puissent être différents selon la façon dont on les étudie.

Or, plus la recherche progresse, plus il est clair que, approchant un objet par des méthodes et surtout à des échelles multiples, notre esprit peut en acquérir des reflets distincts. L'objet apparaît alors sous des éclairages si différents que nous ne pouvons plus passer librement de l'un à l'autre. L'image que nous en avons devient le résultat d'une tentative de synthèse subjective, j'allais dire d'un compromis, entre des informations discontinues, qu'une césure sépare.

Par exemple, la lumière est onde ou corpuscules selon la méthode d'étude. Elle est onde si on étudie sa propagation, corpuscules si on étudie ses interactions avec la matière. La lumière offre ainsi, comme Janus, le double visage d'une double réalité.

À la suite de Niels Bohr, les physiciens se sont accoutumés à cette complémentarité onde-corpuscules. Louis de Broglie eut même l'audace de généraliser cette ambivalence en montrant la nature ondulatoire, en même temps que corpusculaire, de la matière : image incongrue pour le sens commun, image révélant la myopie de notre sens commun.

Alfred Kastler, Prix Nobel de physique, écrivait dans son livre Cette Étrange Matière : « À l'échelle de nos sens, nous voyons, nous touchons un livre, une pierre, une pomme : ce sont, comme nous le disons, des “objets”.

Et nous sommes accoutumés à y reconnaître deux propriétés fondamentales : la permanence et l'individualité. Or ce sont là deux propriétés que l'être de la microphysique ne possède plus. »

La césure sépare souvent, en effet, des résultats obtenus à des échelles très différentes. En biologie et en médecine, je me suis efforcé de montrer certaines discontinuités entre les résultats de la biologie moléculaire, travaillant sur l'infiniment petit, et ceux des phénomènes physiologiques et cliniques, observés à notre échelle : j'en donnerai des exemples plus loin.

De même, encore, tous les travaux d'astrophysique sur l'infiniment grand montrent que notre représentation coutumière de l'espace devient suspecte à l'échelle cosmique.

Trois siècles avant Jésus-Christ, un mathématicien grec nommé Euclide fonda une certaine image de l'espace sur quelques postulats et, durant plus de vingt siècles, toute la physique se développa sur la base de cette géométrie euclidienne. Elle correspondait si bien à notre expérience quotidienne du petit monde où nous vivons que nul ne la mettait en doute.

On avait presque oublié qu'elle était fille de quelques postulats de départ, intuitifs et non démontrables. Le jour vint où quelques mathématiciens de génie s'avisèrent qu'on pouvait tout aussi bien construire d'autres géométries sur d'autres postulats. Et ces géométries non euclidiennes se montrèrent de grande richesse, engendrant le concept de certains « espaces » d'un nouveau style, permettant par exemple la théorie de la relativité générale d'Albert Einstein et rendant bien mieux compte de certains phénomènes observés à l'échelle de l'infiniment grand.

Ce qu'il faut clairement entendre, c'est que les géométries non euclidiennes ne sont pas plus vraies que la géométrie euclidienne. Elles représentent des regards différents sur la réalité, deux vérités qu'une césure sépare. On pourrait aller jusqu'à mettre en doute la notion même de réalité objective. Il faut, en tout cas, admettre que la réalité n'est plus ce qu'elle était : elle traduit une re-création plus ou moins maladroite, par notre esprit, d'une réalité dont nous apercevons des reflets, non seulement approximatifs, mais encore et surtout discontinus.

Quelques philosophes pouvaient en avoir l'admirable prescience, seule l'histoire récente de la démarche scientifique en fait un événement vécu.

Et cet événement est de grande conséquence logique. Il faut désormais s'habituer à l'idée qu'il n'y a pas forcément superposition entre les résultats obtenus par des méthodes d'étude différentes. Une césure peut les séparer, qui ne doit plus nous alarmer, car elle est dans la nature même de la connaissance humaine.

Un même objet peut donc avoir plusieurs « réalités », qui ne sont pas plus « vraies » les unes que les autres.

Voyez le spectacle que nous offrent aujourd'hui les débats sur les rapports entre le cerveau et la pensée. Les uns espèrent que les études sur la biologie du cerveau finiront par donner toutes les clés de notre comportement, de nos attitudes spirituelles, de nos décisions.

Les autres jugent que notre pensée, notre conduite ne sont nullement esclaves du déterminisme des activités neuronales. Les uns rêvent d'intégrer toute la psychologie dans l'étude du fonctionnement cérébral, les autres s'y refusent violemment. Je crois que la dispute résulte simplement d'une méconnaissance de la césure qui sépare deux champs de recherches usant de méthodes distinctes.

De même que dans les exemples précédents, la vérité des uns n'est pas concurrente de la vérité des autres : simplement, l'approche, la méthode ne sont pas les mêmes.

Quelles que soient les passerelles qui se créent chaque jour entre la neurobiologie et la psychologie, il n'y a aucune raison pour ne pas laisser à toutes deux un plein droit dans la recherche de la connaissance, ou même, pour le psychiatre, dans l'action thérapeutique (la psychothérapie n'interdit pas le médicament).

Il y a plus d'un regard pour atteindre ce que nous nommons réalité.

Je conçois cependant à quel point de telles formes de raisonnement heurtent les mœurs de notre esprit : il faudra encore bien du temps avant qu'elles entrent dans nos habitudes.

Comme Alice entraînée par le lapin blanc au pays des merveilles, où les structures logiques de la raison et du bon sens n'avaient plus cours, nous pouvons être fascinés par l'étrangeté de nos rapports avec le monde où nous vivons. Un monde que nous construisons nous-mêmes à partir des messages discontinus que nous recevons de lui ; un monde surréaliste que décrypte notre logique et qui pourtant défie notre imagerie logique habituelle, en refusant de lui obéir dès que nous le regardons de trop près ou de trop loin.

Et le trouble peut s'accroître encore quand, au concept de césure, vient s'ajouter le concept d'aléatoire.

II - L'aléatoire

De même que nos tendances intuitives répugnent à imaginer qu'un « objet » puisse donner lieu à deux représentations distinctes et non superposables, de même nous doutons que puissent exister des événements sans cause.

Dans la Critique de la raison pure, Kant classe la causalité parmi les catégories de la pensée humaine, c'est-à-dire les concepts fondamentaux de l'entendement.

Ainsi, quand le mot déterminisme fut créé, sorte de doublet de la causalité, suggestif d'un pouvoir de prévision, les scientifiques adhérèrent unanimement.

Le déterminisme régna sans partage sur tout le XIXe siècle. Il maternait la science. Il en devenait l'assise. « Il faut l'admettre comme un axiome », écrivait Claude Bernard dans l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, et il ajoutait : « Chez les êtres vivants aussi bien que dans les corps bruts, les conditions d'existence de tout phénomène sont déterminées de manière absolue. »

Aujourd'hui encore, une solide foi déterministe est nécessaire à la pratique de la recherche scientifique, en particulier la recherche biologique et médicale. Mais un événement considérable est survenu. Le déterminisme n'a rien perdu de sa force. Mais il a laissé apparaître ses limites.

De même que la géométrie euclidienne rencontra ses limites dans l'exploration d'échelles infiniment différentes de la nôtre, de même, à ces échelles, le déterminisme ne porte plus sur les choses un regard satisfaisant. Et naît le concept d'aléatoire.

Dès le XVIIIe siècle, Condillac avait écrit : « La loi de la causalité est valable (l'expérience nous l'apprend) pour notre système planétaire. [...] Mais il se peut (l'expérience est muette à cet égard) qu'il y ait d'autres mondes où les phénomènes se succèdent au hasard, et où la causalité n'ait plus d'empire. »

Au siècle suivant, on lit, sous la plume de John Stuart Mill :

« Je suis convaincu que, si un homme habitué à l'abstraction et à l'analyse exerçait loyalement ses facultés à cet effet, il ne trouverait point de difficultés, quand son imagination aurait pris le pli, à concevoir qu'à certains endroits, par exemple dans un de ces firmaments dont l'astronomie sidérale compose à présent l'univers, les événements puissent se succéder au hasard, sans aucune loi fixe ; et rien, ni dans notre expérience, ni dans notre constitution mentale, ne nous fournit une raison suffisante pour croire que cela n'a lieu nulle part. » Une fois de plus, l'intuition philosophique avançait des hypothèses prémonitoires.

Mais la recherche scientifique allait être seule capable de transformer ces suppositions gratuites en données probantes.

Ce sont les physiciens qui se heurtèrent les premiers aux frontières du déterminisme. Dès le XIXe siècle, quand l'Américain Josiah Willard Gibbs ouvrit le chapitre de la mécanique statistique et quand l'Autrichien Ludwig Boltzmann introduisit la probabilité en thermodynamique, ils créaient un premier passage critique entre une vision strictement déterministe du monde et un nouveau regard probabiliste, perdant en route un certain style de déterminisme immédiat.

Puis, ce fut la grande aventure de l'atome, où l'indétermination devint reine. Alfred Kastler, que j'ai déjà cité, l'exprime de façon lapidaire en écrivant : « L'événement microphysique individuel est indéterminé. » L'exemple le plus fameux fut donné dans le travail que Werner Heisenberg publia en 1927, montrant que, dans le monde agité de l'atome, plus la position d'une particule est supposée connue, plus sa quantité de mouvement est incertaine, et inversement - le produit du degré d'incertitude de l'un et du degré d'incertitude de l'autre étant obligatoirement supérieur à une constante (qui n'est autre que la constante de Planck, 6,625 . 10-34 joule-seconde).

Imprévisibilité qui bafoue notre bon sens quotidien, et pourtant liée à la nature même des choses (et nullement à une imperfection technique provisoire dans les méthodes d'exploration).

L'aléatoire peut aussi naître du nombre, et non pas seulement d'une propriété fondamentale. Ainsi on ne peut, et on ne pourra sans doute jamais, prévoir les éruptions d'un volcan à partir de l'exploration de chacun des milliards d'atomes qui le constituent.

J'ai tenté de démontrer, dans La Raison et la passion, que pareille indétermination a maintenant envahi la biologie et la médecine. Ma démonstration s'est notamment appuyée sur l'analyse de deux phénomènes qui me sont familiers, l'accident allergique et le rejet d'un rein greffé. Sous certaines conditions, ces phénomènes ne sont prévisibles qu'en termes de probabilité, et non de certitude.

Cet aléatoire clinique est sûrement de portée très générale. Tout se passe comme s'il y avait tant de milliards de molécules diverses dans le corps d'un homme que l'intégration à l'échelle du corps entier de ce que nous savons à l'échelle moléculaire supposerait non seulement une perfection idéale de calcul, mais une perfection idéale de connaissances. Or, en même temps que les données sur l'infiniment petit s'enrichissent vertigineusement, un autre vertige saisit aujourd'hui le chercheur qui a le sentiment d'être placé devant un tonneau des Danaïdes.

Chaque nouvelle pierre reconnue accroît très souvent, plutôt qu'elle ne diminue, le nombre soupçonné de pierres à découvrir. L'interprétation moléculaire apparaît ainsi indéfiniment simplificatrice du constat clinique. Elle s'en approche comme la courbe d'une asymptote s'approche de celle-ci sans jamais l'atteindre. L'hypothèse peut être avancée d'une intégration impossible. On dira que cette impossibilité ne traduit peut-être qu'une insuffisance technique provisoire.

Rien n'est moins sûr. Je le répète, le progrès quotidien de la recherche multiplie les énigmes imprévues. La découverte apparaît toujours comme une approximation. Bien plus, elle crée par elle-même de nouveaux horizons. Chaque fois qu'on avance d'un pas dans le bois, le bois se transforme en forêt. Et quand on croit avoir maîtrisé la forêt, de nouvelles terrae incognitae surgissent. Ainsi, croire qu'on pourra annuler un jour la marge d'incertitude est un pari douteux.

Si donc on s'en tient aux faits, les événements du monde peuvent être considérés tantôt comme déterminés, tantôt comme aléatoires : deux regards possibles sur un même monde.

Un nouveau camouflet à notre image habituelle de la réalité. Pour apercevoir celle-ci avec une certaine précision, il nous faut, selon les cas et surtout selon les échelles, adopter des lunettes mentales différentes. Peut-être toute la réalité est-elle cohérente, mais elle perd un peu de son autonomie, elle dépend davantage de nous, puisqu'elle n'existe pour nous qu'à travers un jeu de lunettes d'approche, que nous devons construire et dont la diversité même dénonce l'artifice.

III - L'indécise réalité

La bataille que livre la science pour connaître la « réalité » inspire donc une nouvelle modestie. Il apparaît clairement que, dans nos habitudes de raisonnement, dans l'image ordinaire que nous nous formons du monde, nous ne cessons d'extrapoler sans vergogne, usant, pour des échelles bien différentes de la nôtre, de modes logiques qui ne sont acceptables qu'à notre échelle quotidienne.

La leçon est dure : il nous faut faire un pas de plus dans le chemin du doute sur nos manières mentales usuelles, des manières qui sont tellement ancrées en nous, tellement efficaces dans notre expérience de tous les jours, qu'il y a déchirement obligatoire à les mettre en accusation.

De ce déchirement, on peut donner plusieurs exemples. À notre échelle, tout événement a une assise chronologique. Toute création humaine peut être datée.

Toute aventure a un commencement et une terminaison. Les historiens savent que la Société des nations fut créée en 1920 et dissoute en 1946. On a peine à imaginer que le concept de début et de fin puisse être mis en défaut. Or, de même que nos images coutumières d'espace deviennent inadéquates à l'échelle cosmique, de même rien ne prouve que nos raisonnements sur le temps soient extrapolables à des échelles infiniment différentes de la nôtre.

Déjà les physiciens ont troublé notre image instinctive du temps le jour où ils nous ont demandé d'accepter une image de l'univers où le temps ne coule plus d'uniforme façon ; où la simultanéité devient suspecte lorsque deux événements sont regardés par deux observateurs éloignés ; où le temps et l'espace sont si intimement liés qu'on est conduit à introduire le concept d'« espace-temps » dans l'architecture de l'univers.

On viole encore davantage nos représentations intuitives quand on nous propose des figurations du cosmos qu'on pourrait dire non figuratives pour notre sens commun. Les spécialistes de la cosmologie nous parlent soit d'un univers fini et pourtant sans frontière, sorte d'espace limité et pourtant sans limite (Poincaré écrivait : « On n'en trouvera jamais le bout, mais on pourra en faire le tour ») ; soit d'un univers hyperbolique, en quelque sorte une sphère qui ne se referme pas sur elle-même, espace ouvert et infini. Dans les deux cas, notre imagination est mise au supplice.

Le miracle est que toutes ces « courbures » sont à la fois très abstraites pour nous et pourtant au moins partiellement explicatives d'observations astronomiques, que nos concepts concrets et immédiats d'espace et de temps n'expliquent pas. Ce miracle pourrait être, à lui seul, provocateur de longues méditations sur les rapports de la pensée humaine et du monde où vit l'homme.

Certes, toutes ces démarches sont fondées sur la création mathématique.

À l'évidence, un immense pan de la « réalité » ne peut être exploré que par un grand détour mathématique, abstrait, enlevant à cette réalité ses attributs intuitifs ordinaires. Déjà pour Platon, les nombres et la géométrie étaient l'essence des choses : or qu'y a-t-il de plus subjectif que les nombres et la géométrie ? Ils ne sont pas le monde ; ils sont ce que l'homme apporte au monde. Ils sont une sorte de « rêve efficace », qui exprime une des magies les plus inouïes de la pensée humaine.

Et, pour revenir au temps et à l'espace, voici que cette démarche magique conclut par une interdiction d'appliquer à des dimensions infiniment grandes le discours familier qui nous habite. Si on veut donc obéir avec rigueur à cette injonction, il est clair que l'idée d'un commencement du monde peut n'être rien d'autre qu'une extrapolation douteuse.

Quand certains astrophysiciens évoquent un univers fini, et pourtant sans frontière, on nous demande de tenir pour impropre la question : « Qu'y a-t-il derrière la finitude du monde ? » parce que ce genre de question devient illusoire, elle n'est qu'extrapolation de questions efficaces à notre échelle, et rien qu'à notre échelle.

Si l'image intuitive de l'infini spatial est illusoire, pourquoi n'y aurait-il pas le même poids d'illusion dans notre image de l'infini temporel ? La question du commencement des choses pourrait fort bien être une question impropre à des échelles de temps infinies.

Autre exemple non moins dérangeant pour notre discours quotidien : la question de la signification du monde. Le propre de l'homme est de vouloir que le monde et la vie humaine aient un sens humainement intelligible. C'est une tentation profondément enracinée en nous.

Elle est même une des sources de l'angoisse humaine. Les « Pourquoi ma vie ? Pourquoi la vie ? Pourquoi le monde ? » réclament pour chacun de nous une réponse urgente. Les âmes religieuses peuvent sans doute éviter ce malaise. Mais elles sont les premières à savoir combien il est difficile d'atteindre la sérénité sans répondre à ces interrogations.

Or les limites des concepts de causalité et de déterminisme, mises en lumière par les aventures récentes de la physique, de l'astronomie et de la biologie, jettent un doute sur la validité même de ces « pourquoi ? ».

Nos attitudes questionneuses usuelles, si fructueuses à notre échelle de tous les jours, risquent d'être totalement irréelles à des échelles cosmiques.

La grande révolution scientifique actuelle est de nous avoir fait comprendre que notre vision du monde extérieur est le résultat d'un dialogue entre le monde et l'observateur, et que celui-ci compte au moins autant que celui-là.

L'idée d'une signification absolue du monde, autonome, indépendante de l'homme, est probablement une illusion, une faiblesse de nos habitudes quotidiennes de raisonnement. L'idée était déjà contenue dans l'opposition kantienne entre noumène et phénomène.

Mais le fait inédit est que l'exploration du phénomène laisse apparaître de nouvelles limites dans la nature de notre connaissance. Le regard que nous portons sur le phénomène apparaît sans cesse entaché d'anthropomorphisme.

Croire que le monde a en soi une signification, c'est supposer que, si les hommes disparaissaient, le concept humain de signification aurait encore un sens. La question « Pourquoi le monde ? » est sans doute l'exemple même des fausses questions, oublieuses du rôle essentiel de l'observateur dans le dialogue qu'il entretient avec la réalité.

Les progrès scientifiques récents confirment donc, en les étayant, les limites rigoureuses de notre aptitude rationnelle à comprendre la « réalité » du monde, limites soupçonnées de longue date par les philosophes.

Des concepts tels que la césure, l'aléatoire, la possibilité pour l'observateur de changer l'objet qu'il étudie selon le regard qu'il lui porte ont pris une force révolutionnaire.

Il y a divorce entre la réalité, telle que la recherche scientifique tente de la figurer, et notre expérience quotidiennement vécue, notre logique quotidienne.

Il y a incitation à une révision déchirante de notre manière de penser, de nous interroger, de nous exprimer, lorsque nous discourons sur la réalité dans des limites qui dépassent, à l'évidence, l'univers de notre entourage immédiat.

Même illusoire, le « rêve efficace », dont notre raison et la science nous font présent, est de grande beauté. La prise de conscience de son artifice accroît l'aura de mystère dont nous avons le sentiment confus.

Elle introduit une humilité nouvelle dans l'image de nos rapports avec l'univers, cet univers scandaleux pour notre sens commun. De ces nouveaux rapports avec la réalité, de l'espoir déçu d'une vision objective, nous pouvons même dégager un désir accru d'adhésion au monde par d'autres chemins que rationnels.

Le chemin d'une connivence plus directe avec la terre qui nous supporte et les être animés et inanimés qui nous entourent.

Les chemins d'une vie spirituelle inépuisable qui, elle, ne rencontre aucune des limitations que la raison et la science sont bien obligées d'imposer à notre idée de réalité.

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Source : Jean Hamburger - Réalité (Concept de) - Encyclopedia Universalis

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Bibliographie :

G. BACHELARD, L'Expérience de l'espace dans la physique contemporaine, Paris, 1937
E. DE CONDILLAC, La Logique, ou les Premiers Développements dans l'art de penser, Paris, 1780
J. HAMBURGER, La Raison et la passion, Seuil, Paris, 1984 ; Le Miel et la ciguë, ibid., 1986
P. JACOB, De Vienne à Cambridge : l'héritage du positivisme logique de 1950 à nos jours, Gallimard, Paris, 1980
A. KASTLER, Cette Étrange Matière, Stock, Paris, 1976
T. S. KUHN, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, 1976
J. STUART MILL, Logique déductive et inductive, Paris, 1896
K. R. POPPER, La Connaissance objective, Bruxelles, 1982
M. SERRES, Hermès IV : la distribution, éd. de Minuit, Paris, 1977
A. TARSKI, Logic, Semantics, Metamathematics, Oxford, 1956.



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