Dans le clair-obscur

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Dans le clair-obscur

Pascal Patry astrologue et thérapeute à Strasbourg 67000
Publié par Pascal Patry dans Psychothérapie · 1 Août 2022
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Dans le clair-obscur

Dans le clair-obscur de la flamme dansante d’un feu de bois, nous sentons naître un sentiment d’harmonie entre notre âme et le monde. Les limites s’estompent, et nous ne savons plus si les images proviennent d’impressions exté­rieures ou intérieures.

C’est merveilleux ce qu’on apprend en écoutant vibrer le feu. Savoir écouter, n’est-ce pas là le secret de la communication analytique, mais à condition d’écouter d’un cœur tranquille, l’âme ouverte et attentive, sans désir, sans jugement, sans opinion. Par cette écoute, l’autre peut s’ouvrir.

Chaque fois que nous cherchons à expliquer l’inex­plicable, nous tuons le dialogue, afin de nous rassurer en exerçant un pouvoir.

Comme l’écrit Jung :

« Rien n’est moins profitable au malade que d’être toujours compris… La compréhension, on le sait, est un acte mental éminemment subjectif. … Il est assez peu capital que le médecin comprenne… C’est pourquoi il faut tendre bien plus qu’à de la compréhension à un plein accord réciproque, fruit de réflexions communes. Car il
ne s’agit pas d’enseigner au malade une vérité (on n’atteint ainsi que l’être pensant !) ; c’est le malade lui-même, au contraire, qui doit, en se développant se hisser à cette vérité, ce qui atteint le cœur, émeut l’être entier et jouit d’une tout autre efficacité ».[1]

Dans la flamme hésitante d’un feu de bois au creux de la cheminée, je songe ; je suis pris d’une impression délicieuse et étrange. La pièce obscure, dans cette soirée d’automne, s’éclaire faiblement à la lueur d’une étincelle qui jaillit, et file vers le haut, telle une fusée de 14 juillet. Les formes incertaines de tout ce qui m’entoure laissent toutes possibilités créatrices à mon imagination.

Dans ce clair-obscur où les formes dansantes des objets me donnent toute liberté, je perçois ce qui fait le mystère d’une telle situation, c’est l’oscillation tremblante entre le fini et l’infini ; le passage du sensible à l’intelligible et de l’intelligible au sensible.

C’est ainsi que j’explique ma fascination devant un feu de bois.

N’est-ce pas là, à cette frontière entre le clair et l’obscur que se situe le vécu analytique, ou plutôt, qu’il devrait se situer, si nous n’étions pas pris par notre désir de vouloir tout expliquer.

Ici, nous touchons le paradoxe de la psychanalyse : d’une part, comprendre en tentant d’ex­pliquer, de “saisir” (saisir, c’est-à-dire aliéner, figer dans le code du langage), d’autre part laisser à l’être, dans son corps, sa spontanéité créatrice.

Nous sommes amenés en analyse à naviguer pru­demment entre Charybde et Scylla : il faut nous dégager du chaos du monde préverbal de la grande mère, et échapper à la fascination de la magie du verbe.

« Il n’est langage dont il ne puisse être abusé. Avec quelle facilité ne peut-on être ici mystifié : on dirait même que l’inconscient a une certaine tendance à empêcher le médecin, au risque d’étouffement, dans sa propre théorie.

C’est pourquoi je me déprends dans l’analyse onirique, autant que faire se peut, de toute théorie ; pas entièrement, il est vrai, car un minimum de théorie nous est toujours nécessaire pour concevoir clairement les choses.

Ainsi, c’est une attente théorique de penser qu’un rêve doit avoir un sens, ce qui ne saurait être prouvé strictement pour tous les rêves, car il en est qui ne sont compris ni du malade ni du médecin ».[2]

Et Jung poursuit :

« Il ne faut jamais, au cours de ces travaux, perdre de vue que l’on se meut sur des sables mouvants, où l’insécurité est la seule certitude. N’était la crainte du paradoxe, on adjurerait l’analyste des rêves de ne pas chercher à comprendre ».[3]

« Tout rêveur de flamme est un poète en puissance… Tout rêveur de flamme est en état de rêverie première » nous dit Bachelard. « Cette admiration première est enracinée dans notre lointain passé qui n’est plus uniquement le sien, dans le passé des premiers feux du monde ».[4]

Mais comment expliquer la puissance évocatrice du clair-obscur, frontière incertaine entre la lumière et les ténèbres, sinon qu’il provoque en nous une résonance psychique aux confins du conscient et de l’inconscient.

George Sand écrivait, à ce sujet :

« Je me suis demandé souvent en quoi consistait cette beauté et comment il me serait possible de la décrire, si je voulais en faire passer le secret dans l'âme d’un autre. Quoi ! sans couleur, sans forme, sans ordre et sans clarté, les objets extérieurs peuvent-ils, me dira-t-on, revêtir un aspect qui parle aux yeux et à l’esprit ? ».[5]

Le clair-obscur du psychisme, c’est là que se situe l’analyse, et ce constat doit nous inviter à beaucoup de vigilance afin d’éviter des erreurs qui nous entraîneraient soit dans le silence vide, soit dans l’intellectualisation qui n’est qu’une manière pour l’analyste d’exercer un pouvoir.

« le clair-obscur du psychisme, c’est la rêverie calme, calmante, qui est fidèle en son centre, non pas resserrée sur son contenu, mais débordant toujours un peu, imprégnant de sa lumière sa pénombre. On voit clair en soi-même et cependant on rêve. On ne risque pas toute sa lumière, on n’est pas le jouet, victime de cette rêvasserie qui tombe à la nuit…

L’aspect poétique d’une rêverie nous fait accéder à ce psychisme doré qui tient la conscience en éveil ».[6]

Voilà, il me semble, une bonne description de l’ambiance d’une rencontre analytique. Je dis bien “rencontre” car pour Jung :

« Dans la mesure où la personnalité singulière du malade va être mise en valeur, dans cette mesure on pourra de plus en plus, au cours du traitement, faire appel à la coopération de ce dernier ».[2]

Mais pour faire appel à cette coopération, l’analyste doit s’engager avec tout son être dans la relation, et Jung poursuit par ailleurs :

« Le psychothérapeute ne devrait plus s’abandonner à l’illusion que le traitement des névroses n’exige rien en dehors de la connaissance d’une technique ; il devrait, au contraire, comprendre pleinement que le traitement psychique d’un malade consiste en une relation dans laquelle le praticien se trouve aussi fortement engagé que son malade. Un traitement psychique réel ne peut être qu’individuel. C’est pourquoi la meilleure des techniques n'a qu’une valeur relative ».[8]

« … Le thérapeute en face de lui (le malade) doit renoncer à tous ses présupposés et à toutes ses techniques, et se borner à un procédé purement dialectique, c’est-à-dire à une attitude qui doit se dépouiller de toute méthode… en d’autres termes : le thérapeute n’est plus le sujet agissant, mais un co-participant à un processus de développement individuel ».[9]

Comme l’écrit E. Lévinas, il nous faut entrer dans un temps vécu… « non pas comme une dégradation de l’éternité, mais comme une relation à ce qui, de soi inadmissible, absolument autre, ne se laisserait pas… Com­prendre ».[10]

“Comprendre”, “posséder”, “saisir”, sont des syno­nymes de “pouvoir” ; c’est vouloir figer l’autre dans une image qui nous satisfait pour le conserver ; c’est annuler le temps du changement, c’est vivre l’illusion infantile d’une maîtrise de l’avenir.

Nous percevons la relation étroite qui relie le Sens et le Temps, dans la mesure où l’aliénation de l’autre aboutit à l’arrêt du temps qui s’écoule, celui où toutes prévisions sont impossibles.

L’écoulement du temps accepté nous place devant l’infini de l’absolument autre. Je ne suis pas aujourd’hui ce que j’étais hier ni ce que je serai demain. Mais l’autre, vivant, est aussi en perpétuelle évolution ; entre lui et moi, il n’y a aucune possibilité de coïncidence, mais il y a peut-être l’espoir d’une relation.

Relation qui est patience de l’attente, mais attente sans anticipation, car l’attendu, le désiré, sont déjà finalité, et non pas rapport à l’infini de l’Autre. « L’homme moderne, écrivait Mounier, n’a plus de considération pour ce qui tombe sous la mesure. Le temps, qui est la patience et l’espérance du monde, il l’annexe à cette perspective par l’apologie de la vitesse ».[11]

J’avais écrit un jour : « l’Autre naît de la patience de mon Être », L’Autre, à l’intérieur et en dehors de moi, qui me fait accéder en des moments privilégiés au « Sens de mon Existence ». « C’est vrai, écrit Jean Paulhan, que les gens gagnent à être connus, ils y gagnent en mystère ».

C’est autour d’un feu de bois, subrepticement révé­lateur, que se racontent les légendes issues de la nuit des temps, pour offrir en mots incertains une trame à l’histoire que chacun met en scène avec ses décors intérieurs.

Paroles crépusculaires qui ne cherchent pas à tirer au clair par une explication close et clôturante, par une interpré­tation mortifère. L’essentiel en analyse, écrit Guillaumin, c’est de se situer « à la naissance du rêve, dans le cœur à haute densité de la nébuleuse primitive ».[12]

Mais laisser se déployer une évocation onirique, ce que Stein nomme « l’actualisation du fantasme », c’est accepter la complicité avec l’ombre, ombre dont le rationaliste veut se protéger, car, en ce lieu, le corps devient l’expression d’une jouissance démesurée qui ne pourra jamais s’expliquer. On préfère brûler les sorcières que de se permettre de lâcher prise, car lâcher prise, c’est pour l’analyste inquisiteur s’engager dans le “lieu de perdition” de l’échange du masculin et du féminin.

« Dans le concept où le retient la culture de sa propre présomption, écrit Fédida, l’homme est, au masculin, ce dieu prophétique dont parlait Freud, bardé d’entreprises, de plans et de cadres. Sa parole est politicienne, elle se veut la garante d’un ordre du monde, et sa pensée dépositaire de la raison du savoir. Cet homme est d’affaires. Amant, il n’a pas le temps de l’être hors du temps. Il se moque de l’adolescent… Fou, en somme, de sa raison… Epique pourrait être ce héros, s’il n’en était la dérision ».[13]

Quels que soient ses efforts, l’analyste ne peut prétendre à l’objectivité de son écoute, il entend le discours de son patient à travers son expérience subjective.

Dans un premier temps, il nous faut porter toute notre attention sur la communication, dans la relation analyste- analysant, qui se révèle par le transfert, et c’est seulement dans un deuxième temps que nous pouvons privilégier l’écoute du contenu des associations libres, et des rêves. Le contre-transfert ne se limite pas aux effets affectifs résultant du transfert, mais il inclut tout le fonctionnement mental de l’analyste.

Ceci nous invite à une grande prudence, sachant que par notre discours nous risquons d’agir contre-transférentiellement, c’est-à-dire de limiter ou même d’annuler l’expression spontanée du patient, victime dans ce cas d’un trop-plein de mots qui veulent expliquer ou questionner.

(Pour certains patients le seuil de saturation à la parole de l’analyste peut se situer très bas).

Toute intervention de l’analyste qui tend à donner un sens au discours du patient risque fort de basculer dans la suggestion, car le seul sens à découvrir est celui qu’assume l’analysant par sa propre démarche. Le risque que court l’analysant, c’est de rencontrer un analyste qui, croyant savoir et voulant tout savoir, bloque, par son contre- transfert, toute possibilité d’émergence de la personnalité du patient.

Dans sa biographie de Freud, Jones écrit :

« Freud était encore à exhorter, insister et questionner, tâche qu’il trouvait difficile, mais nécessaire. Cependant, un jour qui restera historique, la patiente Frankin Elisabeth lui reprocha d’interrompre le cours de ses pensées avec ses questions. Il comprit ce que cela voulait dire, et c’est ainsi qu’il fit un nouveau pas vers l’association libre ».

Cela m’a fait penser à Marion Milner qui dédie son livre “Les mains du Dieu vivant” à « tous ceux qui m’ont enseigné la psychanalyse, particulièrement mes patients ».

Jung, dans la “Psychologie du Transfert”, nous invite à beaucoup de modestie lorsqu’il écrit :

« Or, ce lien est souvent d’une telle intensité qu’on pourrait parler d’une combinaison. Quand deux corps chimiques se combinent, les deux en subissent une altération. C’est aussi le cas dans le transfert ».[14]

Mais :

« On éprouve une résistance naturelle à admettre qu’on puisse être affecté dans ce qu’on a de plus intime par le “premier malade venu” ».[15]

On pourrait fort bien remplacer dans cette phrase “affecté” par “enseigné”. Si par ses interventions, l’analyste tente d’infléchir le cours de la pensée du patient, celui-ci peut réagir en rejetant cette tentative, ce qui sera une saine réaction de sa part ; mais il peut aussi s’installer dans une complicité qui lui fera faire l’économie d’une douloureuse recherche personnelle… l’économie d’une analyse.

Le patient utilise l’espace analytique comme “espace potentiel” qui lui permet d’être seul avec son analyste. C’est dans cet espace que peut surgir une parole véritable, car parler véritablement ne ressortit plus à l’ordre du discours, mais consiste en une tentative toujours renouvelée d’unifier la parole de l’homme et la parole du Mystère [16] présent dans chaque être.

C’est vivre dans un instant éternel une parole essentielle, qui fait que l’absolu traverse le relatif. C’est le mystère d’une présence-absence, présence qui autorise à toute interrogation sur soi-même, en même temps qu’absence qui annule toute interrogation. Cette parole qui jaillit dans un instant privilégié est de l’ordre du langage poétique, qui substitue l’intuitivité et la gratuité à la discursivité et à l’utilité.

Le sens se révèle dans cet instant fulgurant où le discours répétitif s’ouvre vers l’inconnu. La relation théra­peutique a pour but de créer un climat de confiance qui favorisera cette ouverture. Four sortir du cycle des répé­titions, il faut que le patient puisse vivre une véritable résurrection affective dans l’intensité de l’émotion actuelle qui rend possible l’appréhension de l’instant dans toute sa plénitude.

Trop d’analyses ont tendance à se dérouler à la manière d’une investigation d’un passé mort, le patient amène des “informations”, pour le commentaire d’une histoire où l’émotion est absente.

Mais pour qu’un climat favorable s’instaure, il faut que l’analyste trouve la bonne distance, ni trop près ni trop loin.

Or, l’analyste a parfois des difficultés à accepter de “faire défaut”, la tentation est grande de “bavarder”, en expliquant, par la théorie ou par le mythe, le dire de l’analysant. Ce surinvestissement du langage présente au moins deux dangers :

Le maintien du patient au niveau d’une régression maligne qui conduit à l’introjection d’une image idéalisée de l’analyste.

Le blocage de la possibilité du patient d’accéder à sa créativité.

L’analyste doit se rappeler qu’il ne doit pas porter l’analysant d’une manière active, mais “comme l’eau le nageur”, afin de ne pas s’approprier son espace créatif. L’analyste devra même aller plus loin et accepter d’être le patient de son analysant. Groddeck dans le “Livre du Ça” parle du patient « thérapeute du médecin » ; il écrit :

« Et je me trouvais maintenant confronté au fait étrange que ce n’était pas moi qui traitais la patiente, mais la patiente qui me traitait ; ou pour traduire cela dans mon propre langage, que le ça de cet autre être essayait de transformer mon ça, le transformant en fait si bien qu’il arrivait à atteindre son but. Même cette prise de conscience me fut difficile, car vous comprenez qu’elle renversait complètement ma position concernant le patient. L’important n’était plus de lui donner des directives, de lui prescrire ce que j’estimais bien, mais de changer de telle manière qu’il puisse m’utiliser. »

Argumentation que Jung développe à sa manière, en écrivant :

« Mais le transfert modifie la figure psychique du médecin, et cela sans que d’abord lui-même s’en rende compte ; il est affecté, tout comme le patient, il a beaucoup de mal à se différencier de ce qui le tient en son pouvoir ». [17]

Pour conclure, je laisserai Jung nous parler du secret, espace de liberté créatrice où le sujet peut assumer sa tentative d’autonomie.

Entendons-nous bien, il n’est pas question de l’attitude du fautif qui cache pour échapper à la punition, mais de l’attitude du sujet qui peut s’offrir un jardin intérieur pour cultiver ses fleurs hors du regard des autres, et sans avoir à en rendre compte ni à s’en justifier.

Car si l’on “cache” à l’analyste, vécu comme une autorité, l’on a, par contre, un secret en accord avec lui et avec soi-même, en faisant l’expérience d’un espace réservé ; et c’est là que s’accomplit le travail analytique, si l’analyste n’intervient pas, poussé par son “contre-transfert négateur”.

L’analyste doit être capable de laisser vivre le secret, jusqu’au moment où l’analysant, de lui-même, décidera de le dévoiler, s’il le juge nécessaire.

Nous sommes loin de l’excès inquisitorial de l’analyste qui cherche à tout éclairer, alors que l’essentiel se passe dans le clair-obscur.

Jung nous raconte qu’un jour d’enfance il avait sculpté, dans un bout de règle de bois, un petit bonhomme noir qu’il avait caché dans un plumier, derrière une poutre du grenier familial.

« Le tout constituait mon grand secret, d’ailleurs, je ne comprenais rien… J’en éprouvais une grande satisfaction, car personne ne le verrait. Je savais que personne ne pouvait découvrir et détruire mon secret. Je me sentais sûr de moi et le sentiment troublant de désunion d’avec moi-même disparut…

De temps en temps, souvent avec des intervalles de plusieurs semaines et uniquement lorsque j’étais certain que personne ne me voyait, je montais à la dérobée jusqu’en haut du grenier. Là, je grimpais sur la poutre, j’ouvrais le plumier, et je contemplais le petit bonhomme et la pierre. J’y joignais chaque fois un petit rouleau de papier sur lequel j’avais, au préalable, écrit quelques mots pendant les heures de classe, en une écriture secrète que j’avais imaginée…

Je me rappelle que l’annexion d’un nouveau rouleau avait toujours le caractère d’un acte solennel…

Le sens de cette façon d’agir, ou l’explication que j’aurais pu en donner n’étaient alors nullement un problème pour moi. Je me contentais du sentiment d’une sécurité nouvellement acquise et de la satisfaction de posséder quelque chose que personne ne pouvait atteindre, et que personne ne connaissait.

Pour moi, c’était un secret invisible ; il ne devait jamais être trahi, car la sécurité de son existence en dépendait.
L’épisode du petit bonhomme sculpté fut l’apogée et la fin de mon enfance. » [18]

Le but de l’analyse est l’établissement d’une relation entre le sujet et lui-même d’une part, et entre le sujet et les autres d’autre part. La rencontre analytique doit donc être l’occasion d’une relation authentique vécue par l’analysant grâce à la position juste de l’analyste. Or, pour tenir cette “position juste”, l’analyste doit toujours se rappeler qu’il y a deux manières de détruire la relation : la fusion et le meurtre.

Je pense qu’il est inutile de revenir sur l’absence de relation dans la position fusionnelle du premier niveau de transfert, décrit précédemment. Je crois, par contre, utile de souligner les risques de “meurtre” de l’autre par la projection et l’identification projective. Se fermer à la parole de l’autre, c’est l’annuler ; dogmatisme et narcissisme sont des formes subtiles de meurtre, car un dialogue véritable doit permettre l’épiphanie de l’Autre dans son imprévisible altérité.

Emmanuel Lévinas écrit :

« Est violente toute action où l’on agit comme si on était seul à agir… »

« Tu ne tueras point » n’est donc pas une simple règle de conduite. Elle apparaît comme le principe du discours lui-même et de la vie spirituelle. Dès lors, le langage n’est pas seulement un système de signes au service d’une pensée préexistante. La parole est de l’ordre de la théorie…

Le commerce que la parole implique est précisément l’action sans violence : l’agent, au moment même de son action, a renoncé à toute domination, à toute souveraineté

Parler et écouter ne font qu’un, ils ne se succèdent pas. Parler institue ainsi le rapport moral d’égalité et, par conséquent, reconnaît la justice. » [19]

Voilà qui devrait faire beaucoup réfléchir les psychana­lystes friands d’interprétations savantes, issues de théories fumeuses qui chosifient l’Être chez l’analyste et chez l’analysant.

L’analyste ne doit avoir qu’une seule visée : œuvrer pour permettre l’ouverture de son patient. Toute interprétation qui s’étaie sur une théorie est exercice d’un pouvoir, elle est violence, donc fermeture qui coupe la communication en niant l’Autre.

« Le violent, écrit Lévinas, ne sort pas de soi. Il prend, il possède. La perversion nie l’existence indépendante. Avoir, c’est refuser d’être. La violence est souveraineté, mais solitude. » [20]

Pour capter l’imperceptible, il ne faut pas chercher à vouloir comprendre, il faut être disponible et ne rien attendre. Il faut savoir écouter le silence entre les mots, mais aussi le silence dans les mots.

« Il y a du silence à faire dans chaque mot » écrit Michel Deguy dans son livre “Donnant, donnant”. Et c’est dans le silence qu’émergent les langages oubliés.

Capter l’imper­ceptible non pour l’interpréter, mais pour le ressentir en nous comme un message d’amour vrai, c’est-à-dire désinté­ressé. L’analyste comme le poète n’enseigne pas ; le réel ne s’explique pas, car il nous échappe à jamais. Chaque fois que nous voulons comprendre l’autre, nous commettons un meurtre, nous tuons la vérité de son être.

Il y a une qualité de vrai silence qui vibre de mots inarticulés ; Carlyle, dans son “On Heroes and Hero- Waship” écrit, que le discours fait partie du temps, et le silence de l’éternité. Remarquons qu’en Hébreu le mot Demamah désigne le silence et la voix divine.

« L’analyste, écrit Reik, n’entend pas seulement ce qui se trouve dans les mots. Il entend aussi ce que les mots ne disent pas. Il écoute avec la “troisième oreille”, entendant ce que dit le patient et ses propres voix intérieures, ce qui surgit de ses profondeurs inconscientes. Mahler fit un jour cette réflexion : « En musique, le plus important ne se trouve pas dans la partition ».

Il en va de même pour la psychanalyse, ce qui se dit n’est pas le plus important. Il nous semble bien plus important de détecter ce que cache le discours et ce que révèle le silence. » [21]

L’écoute véritable n’est pas qu’un problème d’oreille, car il y a une complicité des sens pour une écoute intégrale, “l’œil écoute”, le corps écoute, l’esprit écoute. J’écoute à travers moi ; la musique, la parole de l’autre me traversent, m’imprègnent comme un bain de mélodie azurée au parfum de sève printanière.

L’écoute est une circulation d’énergie qui nous pénètre lorsque nous sommes ouverts, c’est-à-dire perméables et non pas retranchés dans la forteresse de notre Moi. L’écoute est amour, c’est s’ouvrir pour laisser une place à l’Autre sans chercher à trier, à choisir ou à maîtriser, c’est faire que les déchirures de la souffrance déplacent en nous un espace intérieur infini et vide, par où parfois peut s’épanouir la grâce.

Donner et recevoir ne font qu’un pour l’homme relié à lui-même et aux autres.

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Source : Ballade pour un jeune thérapeute - Paul Montangérand - Ancien Président de la société de psychanalyse et de psychothérapie de Genève.

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Notes :
[1] - JUNG. « L'homme à la découverte de son âme » p. 291-292.
[2] - JUNG. ibid. p. 295.
[3] - JUNG. ibid. p. 295.
[4] - BACHELARD. « La flamme d'une chandelle » p. 3.
[5] - George SAND. Note ajoutée en bas de page du texte de Consuelo.
[6] - BACHELARD. « La flamme d'une chandelle » p.* 10.
[7] - JUNG. « La Guérison Psychologique » p. 11.
[8] - JUNG. ibid. p. 197.
[9] - JUNG. ibid. p. 87.
[10] - E. LÉVINAS. « L'Autre et le Temps » p. 8
[11] - E. MOUNIER. « Révolution personnaliste et communautaire » p. 9.
[12] - J. GUILLAUMIN. « Le Rêve et le Moi » p. 277. P.U.F. 1979.
[13] - P. FÉDIDA. « L'Absence » p. 42. Gallimard 1978.
[14] - JUNG. « Psychologie du Transfert » p. 29.
[15] - JUNG. ibid. p. 24.
[16] - Paracelse disait que chaque être possède un Mysterium, c’est-à-dire un germe primordial qui contient toutes ses possibilités d’évolution.
[17] - JUNG. « Psychologie du Transfert » p. 35.
[18] - JUNG. « Ma Vie » p. 41-42.
[19] - Emmanuel LÉVINAS. « Difficile Liberté » p. 21.
[20] - Emmanuel LÉVINAS. ibid. p. 22.
[21] - Théodore REIK. « Écouter avec la troisième oreille » p. 161.







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Pascal Patry
Praticien en psychothérapie
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