Au-delà du savoir
Au-delà du savoir« Si dans tous les domaines le triomphe de la vie est la création, ne devons-nous pas supposer que la vie humaine a sa raison d’être dans une création qui peut, à la différence de celle de l’artiste et du savant se poursuivre à tous moments chez tous les hommes, la création de soi par soi ? »Il a été dit qu’un homme cultivé est un homme qui a beaucoup appris et a tout oublié. Je propose de reprendre cette formulation pour définir l'analyste comme étant une personne qui a obligatoirement beaucoup appris afin de dépasser un seuil lui permettant de tout oublier. Nous tenons bien à préciser que la pratique analytique ne se situe pas dans un en-deçà théorique, mais en un au-delà. Les théories sont des supports nécessaires, mais elles doivent être dépassées. « Tout savoir est du mauvais côté, nous dit Krishnamurti, si vous “savez” vous êtes déjà dans votre tombe. Être n’est pas un savoir. » [1]Être analyste, c’est accepter de prendre le risque d’un engagement vers l’inconnu, car, écrit Jung : « Un chemin n’est le chemin que lorsqu’on le trouve et qu’on le suit par soi-même. D n’existe pas de prescription générale concernant ce que l’on doit faire. » [2] Et, par ailleurs, il précise : « Je ne puis qu’espérer et souhaiter que personne ne sera “jungien”. Je ne défends pas de doctrine, mais décris des faits et propose certaines affirmations que je tiens pour susceptibles d’être discutées. Je n’annonce pas d’enseignement tout prêt et systématique, et j’ai horreur des “partisans aveugles”. Je laisse à chacun la liberté de venir à bout des faits à sa manière, car je revendique également pour moi cette liberté. » [3]C’est au prix de sa rupture avec Freud que Jung devint analyste. Il écrit : « Lorsque Freud manifeste l’intention d’identifier théorie et méthode et d’en faire des dogmes, il me fut impossible de continuer ma collaboration… Lors de mon travail sur les “Métamorphoses et symboles de la libido”, vers la fin je savais par avance que le chapitre sur “Le sacrifice” me coûterait l’amitié de Freud. … Deux mois durant, il me fut impossible d’écrire tant ce conflit me tourmentait. Dois-je taire ma façon de penser ou faut-il que je mette mon amitié en péril ? Finalement, je pris la décision d’écrire ; cela me coûta l’amitié de Freud. … Je vis que le chapitre “Le sacrifice” représentait mon sacrifice. Cela admis, je pus me remettre à écrire bien que sachant d’avance que personne ne comprendrait ma conception. » [4]Au cours de ses années d’études, il avait été donné à Jung, par ses camarades, le surnom de “Patriarche Abraham”, surnom qu’il confirma inconsciemment par la suite dans sa relation à Freud.Abram a 75 ans lorsqu’il entend au plus profond de lui-même :« Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, etLeh leha meartzehaVa vers la réalisation de toi-même. » (Genèse 12/1)Abram obéit à la parole intérieure qui lui enjoint de partir, il ressent au plus profond de lui-même la nécessité de « Quitter la maison de son père » pour découvrir sa propre créativité, de quitter la parenté pour entrer dans la filiation.Abram quitte la sécurité de la maison paternelle pour s’engager dans l’inconnu d’un espace muet sans protection d’aucune sorte ; à “livre fermé”, comme l’exprime la symbolique alchimique, car chacun doit écrire son propre livre sans référence au “livre ouvert” d’une tradition reçue, ni le garde-fou d’un dogme transmis.Le départ d’Abram s’inscrit dans le renoncement à la souveraineté du “Moi” pour l’ouverture à la déconcertante extériorité de l’Autre qui le révélera à lui-même dans une recherche toujours inachevée. « Comme si, écrit Lévinas, en allant vers l’Autre, je me rejoignais et m’implantais dans une terre désormais natale, déchargé de tout le poids de mon identité. Terre natale qui ne doit rien à la première occupation ; terre natale qui ne doit rien à la naissance. » [5]Cet appel entendu par Abram exige l’utopie de la réponse, cet hors-lieu impossible à approcher aussi longtemps que dure la crispation du Moi sur le passé dans l’illusoire prétention de comprendre l’événement vécu ou à-venir.La geste d’Abraham, illustrant fort bien le processus d’individuation, doit être, pour nous thérapeutes, une invitation pour le voyage dans l’inconnu de l’autre. Elle nous engage à modérer notre frénésie de tout comprendre : « rien n’est moins profitable au malade que d’être compris » [6] nous dit Jung. La psychanalyse doit être ouverture d’un espace où un investissement personnel et un risque à prendre sont les conditions mêmes d’une créativité retrouvée. Cela n’a rien à voir avec un savoir théorique acquis, car la théorie, écrit Freud : « n’est qu’outil et le travailleur est libre d’en user selon le vouloir de sa main » [7] et il nous engage à renoncer à tous nos préjugés théoriques, à « éliminer radicalement nos convictions préexistantes » [8]Baudouin nous a appris que seule l’humilité de l’amour permet l’écoute authentique de l’autre :« Partie intégrante de l’âme, l’humilité est une partie que l’on risque de prétériter plus que d’autres, tant qu’on n’entend poursuivre d’autre fin que l’intégrité personnelle. Mais à cette intégrité même, elle est éminemment nécessaire. Car le rôle propre de l’humilité est d’être, dans la “personne”, le représentant de l'"autre” ; elle est le mémento nous avertissant que notre réalisation personnelle est incomplète, si elle ne se dépasse pas elle-même par la reconnaissance de tous et du tout ; en cela elle est vraiment une “fonction transcendante”. Et ne l’a-t-on pas nommée une “vertu surnaturelle” ? [9]Étymologiquement, humilité vient de “humus”, la terre. Que chacun devienne ce terreau fertile où la graine de notre créativité pourra germer : la nôtre et celle d’autrui.Maintenant, pour conclure, je vous propose un dialogue édifiant, entre maître et disciple, tiré du roman “Le Nom de la Rose”.« Je compris à ce moment-là quelle était la façon de raisonner de mon maître. … Je compris que, lorsqu’il n’a pas de réponse, Guillaume s’en proposait un grand nombre, et très différentes les unes des autres. Je restai perplexe.— Mais alors, osai-je commenter, vous êtes encore loin de la solution.— J’en suis très près, dit Guillaume, mais je ne sais pas laquelle.— Donc vous n’avez pas qu’une seule réponse à vos questions ?— Adso, si tel était le cas, j’enseignerais la théologie à Paris.— À Paris, ils l’ont toujours la vraie réponse ?— Jamais, dit Guillaume, mais ils sont très sûrs de leurs erreurs.— Et vous, dis-je avec une infantile impertinence, vous ne commettez jamais d’erreurs ?— Souvent, répondit-il. Mais au lieu d’en concevoir une seule, j’en imagine beaucoup, ainsi je ne deviens l’esclave d’aucune.J’eus l’impression que Guillaume n’était point du tout intéressé à la vérité, qui n’est rien d’autre que l’adéquation entre la chose et l’intellect. Lui, au contraire, il se divertissait à imaginer le plus de possibles qu’il était possible.À ce moment-là, je l’avoue, je désespérai de mon maître et me surpris à penser : « Encore heureux que l’inquisition soit arrivée. » [10]Parfois le disciple est prêt à sacrifier sa liberté de penser pour se rassurer par une illusoire vérité. « Tous ne comprennent pas ce langage, nous dit Jung, mais ceux-là seulement à qui c’est donné… ; il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels en vue du Royaume des cieux (Matthieu XIX, 11-12). Comprenne qui pourra ! » [11]---Source : Ballade pour un jeune thérapeute - Paul Montangérand - Ancien Président de la société de psychanalyse et de psychothérapie de Genève.---Notes :[1] - KRISHNAMURTI. « La Révolution du Silence » p. 174. Stock plus 1977.[2] - JUNG. « The Intégration of Personality » p. 31.[3] - JUNG. Lettre au Dr Van Hoop du 14.1.1946 dans C.G. Jung Briefe Vol. 11.1972[4] - JUNG. « Ma Vie » p. 195. Gallimard 1970.[5] - E. LEVINAS. « Noms propres » p. 64. Fata Morgana 1976.[6] JUNG[7] - FREUD. Lettre du 14.5.1911 in « L’Introduction de la Psychanalyse aux États-Unis » p. 149.[8] - FREUD. Extrait de l’histoire d'une névrose infantile in « Cinq Psychanalyses » p. 329. P.U.F.[9] - Charles BAUDOUIN. « Psychanalyse du symbole religieux » p. 159. Arthème Fayard 1957.[10] - Umberto ECO. « Le Nom de la Rose » p. 384. Éditions Poche 1980.[11] - JUNG. « Ma Vie » p. 251. Gallimard 1970.
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