Au-delà du “Maître”
Au-delà du “Maître”
« À tous ceux qui m'ont enseigné la psychanalyse, particulièrement mes patients »Marion Milner« Les mains du dieu vivant »
Freud, dans une lettre à Férenczi, à la fin de l’article sur Schreber, considère la théorie comme l’équivalent d'un délire, « délire grâce auquel on n’est pas fou » ; et Jung, après sa rupture avec Freud, nous fait une confidence du même ordre lorsqu’il écrit : « Mais tout d’abord je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour amener mes proches à une nouvelle manière de voir. Je savais que, si je ne réussissais pas, j’étais condamné à une solitude absolue » [1]. Il n’est donc pas question de nier l’importance capitale de la théorie, mais de bien en situer la place, car souvent les “disciples” l’utilisent pour faire l’économie du travail d’écoute de l’inconscient ; ils évitent la folie, mais en même temps ils éliminent l’analyse.« La principale difficulté, écrit O. Mannoni, c’est que la théorie joue un rôle tout à fait différent dans la constitution et l’organisation d’une école d’analystes et le travail d’un analyste avec un analysant. François Roustang nous montre que la théorie est opératoire dans le travail, à condition qu’elle continue à s’y inventer, même quand on la possède déjà ; à condition, comme le demandait Freud, qu’on l’oublie pour écouter. Elle perd toute efficacité si elle prend la figure d’une science constituée et transmissible.... Une théorie achevée et utilisée comme telle fonctionnerait d’une autre façon, non pas pour permettre d’entendre le discours du patient sans y être pris mais pour le refuser au moyen d’une pensée abstraite » [2].La théorie doit être une solide base de départ pour aborder l’inconnu de l’inconscient ; elle peut être aussi une base de repli lorsque, dérouté par l’étrangeté effractante de l’autre, nous avons besoin de retrouver une espèce de permanence (artificielle) avant de repartir à l'aventure. Oui, l’analyste doit être un “aventurier”. Mais le savoir du “maître” rassure tout en enlevant à l’analyse ce qui en fait sa spécificité.Interviewée par Roger-Pol Droit, Luce Irigaray répondait :« Beaucoup d’entre nous répètent des énoncés déjà formés, programmés. Mais c’est précisément ce qui définit une pathologie, individuelle ou sociale. Notre psychisme est comparable à un sol pour la culture des messages. Il produirait continûment si nous le cultivions pour ne cesser de créer. S’il ne crée pas de nouvelles formes, s’il ne se manifeste pas de façon inédite, le psychisme est malade, cadavérisé, fossilisé. Là se situe l’intérêt majeur de la psychanalyse : son dispositif de parole constitue une situation expérimentale unique de l’énonciation, qui permet d’écouter et de libérer le psychisme de quelqu’un par une nouvelle mise en forme du discours » [3].Bien souvent nous restons élève d’un “maître” pour nous éviter le risque de penser et de parler selon notre propre compte. Alors que la dissolution du transfert est le but de l’analyse, le rapport maître-élève est entretenu par le transfert. Nous devons rester attentifs au rapport du savoir théorique au savoir de l’inconscient et comment ces deux savoirs s’articulent dans le transfert si nous voulons éviter à l’analyse de devenir un dogme. Freud soulignait la relation étroite entre le transfert et la foi lorsqu’il écrivait : « Dans la mesure où le transfert est de signe positif, il revêt d’autorité le médecin, il se change en foi à l’égard des communications et des conceptions de ce dernier. Sans un tel transfert, ou si le transfert est négatif, le malade n’entendrait rien du médecin et de ses arguments. La foi répète l’histoire de sa propre naissance ; elle est un rejeton de l’amour et n’a pas besoin d’arguments » [4].Mais la foi dont il est question se distingue de la foi religieuse, car le processus analytique doit aboutir à la résolution du transfert. La foi est nécessaire au début de l’analyse mais, par l’analyse du transfert, le patient doit s’en dégager pour accéder à sa liberté de pensée et à sa propre parole. Que serait une formation d’analyste qui maintiendrait artificiellement une identification à un “Maître” ? Ce serait une démarche anti-analytique qui, paradoxalement détruirait ce qu’elle a pour projet de promouvoir. La réduction du transfert suppose de croire par avance pour ne plus croire “après-coup”. Baudouin nous engage dans la voie d’une lecture minutieuse des textes freudiens, jungiens et autres, non pas pour y trouver une vérité mais pour les analyser afin de prendre de la distance avec la théorisation qui s’en dégage. Si le transfert est résolu, alors s’ouvre au futur analyste la possibilité d’entendre son patient dans sa singularité, puis, dans l’après-coup, de théoriser en son propre nom sans chercher à se justifier par des références au “Maître”. Lorsque Jung reprochait à Freud « d’abuser de la psychanalyse pour maintenir ses élèves dans la dépendance et d’être, de ce fait, responsable de leur conduite infantile à son égard » 5, il nous donnait son point de vue quant aux “écoles analytiques” qui peu ou prou deviennent des “églises” dans le sillage de transferts non reconnus. Le gros danger pour l’analyste serait la solution de facilité qu’offre la voie d’une identification à une “cause” car il doit être un praticien, un chercheur dans le champ psychanalytique, au-delà de l’héritage théorique transmis par ses illustres prédécesseurs. On ne peut pas être praticien de la psychanalyse si, après un certain temps d’apprentissage et à un certain niveau de formation, on n’est pas engagé dans une recherche personnelle aboutissant à une théorisation qui n’est pas empruntée à un “Maître”. L’analyste est condamné à inventer ; la théorie analytique est invention dans l’exercice de la psychanalyse. Tant que le thérapeute se cantonne dans le domaine d’un théoricien, il reste prisonnier d’une idéologie et reste étouffé sous l’habit du théologien.Après trente années de pratique analytique, je sens de plus en plus peser sur moi les incertitudes, mais je suis de plus en plus convaincu que le rôle du “maître” est de décentrer le ' “disciple” de lui-même ; comme disait Kierkegaard : « il sauve le disciple de sa non-liberté, le sauve de lui-même » [6].Dans notre domaine, disait Baudouin, un enseignement n’a rien à voir avec la mémorisation, mais, au contraire, il doit opérer une rupture pour une ouverture vers l’inconnu, l’imprévisible, l’ouverture d’une subjectivité à un au-delà d’elle-même. Le “maître” véritable est celui qui, faisant éclater les limites d’une pensée totalisante provoque l’avènement d’une attention sans attente à l’infini de l’autre.---Source : Ballade pour un jeune thérapeute - Paul Montangérand - Ancien Président de la société de psychanalyse et de psychothérapie de Genève.---Notes :[1] - JUNG. « Ma Vie » p. 226. Gallimard 1970.[2] - O. MANNONI. « Qu’est-ce qu’un Maître ? » p. 18.[3] - Luce IRIGARAY. Le Monde du 7 juin 1985.[4] - FREUD. G.W. XI, p. 463.[5] - Correspondance (1873-1939) p. 320.[6] - KIERKEGAARD. « Les miettes philosophiques » p. 48. Payot 1967.
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